Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
Imprimer l'article© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
Le 11-M et la nouvelle politisation
Cette mer calme qu’est la postmodernité, cette mare où tout était visible et où il n’y avait pas de place pour l’imprévisible, a commencé semble-t-il à se mettre en mouvement. Les premières vagues ont pris au dépourvu des personnes bien confortablement installées sur la plage. Pour d’autres, c’est la confirmation que le fond de la mer n’avait jamais cessé de bouger malgré tous les simulacres du monde.
Mais au-delà du constat de crise dans les discours postmodernes, il est urgent de commencer à comprendre ce qui se passe. Les médias coupent les séquences aussi rapidement qu’ils lancent les titres et augmentent la sensation de discontinuité. Seattle, Prague, Gênes, le 11-S2, le mouvement mondial contre la guerre en Irak, le 11-M, les manifestations de rue qui lui succédèrent, le revirement électoral en Espagne, les dernières élections régionales françaises, etc… S’agit-il là de noms et de dates prises au hasard, juxtaposées d’une façon tout aussi arbitraire que les animaux de l’encyclopédie chinoise dans la nouvelle de Borges ? Ou bien y a-t-il un fil rouge qui les relie et qui se répète en chacune d’entre elles ? Si c’est le cas, quel est-il ? Ne s’agit-il pas là de différents visages et moments d’une nouvelle politisation dont nous sommes parfois acteurs, mais que nous ne finissons pas de comprendre ni de concevoir (et encore moins de planifier ou de prévoir) ?
Etant donné la proximité aussi bien spatiale que temporelle et l’ampleur de ses effets, il conviendrait peut-être de ne pas laisser passer trop rapidement le 11-M et la semaine qui s’ensuivit. Causes, hypothèses, culpabilités, conséquences… tels sont les termes que les hommes politiques et les médias ont employés et continueront à employer. Ils ont leur importance. Mais le récit ne peut pas en rester là. Surtout, parce que ce n’est pas fini. Cela a ouvert des espaces – des espaces vides, qui interpellent – non seulement dans la vie de l’Espagne, en Europe ou dans le monde, mais encore dans nos propres vies. C’est pourquoi nous proposons les points suivants, axes de réflexion ouverte. Pour ne pas cesser de penser. Pour insister sur ce travail qui consiste à créer un « nous » dans la pensée.
Le 11-M et notre vide
L’attentat de Madrid le 11 mars constitue un événement absolu. D’une part, son irruption dans l’histoire met en crise les rapports prépondérants de sens et de pouvoir. D’autre part, il instaure un vide qui est notre propre vide et qui pose des questions vraiment radicales du type : à quoi bon aller travailler ? pourquoi le faire si on ne vit qu’une fois et que là, on ne vit pas vraiment ? Quel est le sens de la vie ? etc.
Dans les deux cas, l’espace qui s’est ouvert par l’interruption (du pouvoir, du sens et de nos vies quotidiennes) peut être rapidement comblé. Dans le premier cas, selon la logique de la « grande politique », quels intérêts y avait-il derrière cet attentat ? Que cherche-t-on ? Qui est le responsable ? Quelles seront les conséquences macropolitiques et institutionnelles ? etc. Tout ce qui se dit ne concorde pas : on parle de religion et de nihilisme, de sacrifice et de désespoir, de traditionalisme et de réseaux postmodernes. Comment assembler les pièces du puzzle ? Ces pièces s’assemblent-elles réellement ?
Dans le deuxième cas, il s’agit de combler le vide qui s’est installé dans nos vies, et c’est encore plus compliqué. Les questions que cette mort aveugle nous oblige à nous poser sont formulées dans une solitude engendrée par la douleur et on y répond, ou du moins on essaie de le faire, toujours dans la même solitude. Deux instances semblent vouloir récupérer cette solitude et tentent de la neutraliser dans une fausse collectivité.
D’un côté, le discours politique véhiculé par le système des partis est pressé de combler le vide. Il fait de notre vide un terrain où semer rentabilités et promesses. De l’autre côté, le discours politique qui se veut de gauche semble se leurrer et rester dans l’illusion, ce qui lui empêche à son tour d’appréhender le vide dont on parle.
La psychologie, par ailleurs, agit en véritable police des sentiments. Par la psychologisation de ce qu’on ressent et de ce qu’on pense on évite les questions susceptibles de surgir. Paradoxalement, on fait parler pour qu’il n’y ait rien à dire. La psychologie banalise, elle rend les choses naturelles. Elle s’approprie nos propres problèmes.
Le vide qui a pris place quelques instants permet de penser sans séparer la pensée de la vie. Cette pensée qui surgit du vide est une pensée du corps. Penser depuis/avec le corps, c’est noyer toutes les transcendances, placer le vouloir vivre au centre. Parce qu’il secoue chacune de nos vies, l’attentat nous montre ce que nous sommes réellement : un/le vouloir vivre. Comment a-t-il quitté le corps de chacun ? Comment ont émergé, à partir de ce vide qui s’est installé en chacun de nous, les gestes d’une nouvelle politisation ?
Malgré ce qu’on pourrait croire, la douleur n’unit pas véritablement les gens. La douleur nous sépare les uns des autres. À Madrid, l’expérience qui a uni les gens a été celle du dégoût et du vouloir vivre. Du dégoût face au PP3 et à ses manipulations grossières ; un vouloir vivre qui apparaît comme une façon de refuser la mort. Pendant un moment, l’intériorité de chacun a cessé d’être privée pour devenir un fait commun. Pendant un laps de temps, l’ancienne consigne « tout ce qui est personnel est politique » est devenue plus vraie que jamais.
Une nouvelle politisation ?
Qui dit 11-M dit attentat criminel et bombes lâches dans des trains de banlieue. Mais il s’agit aussi de millions de personnes qui sortent dans la rue, non seulement pour compatir à la douleur, mais aussi pour répudier un gouvernement belliqueux, manipulateur, assassin et menteur. Ces subjectivités blessées et en colère qui ont investi les rues ne sont pas la société civile. Le terme « société civile » est incapable de dire ce qu’elles sont. En dernière instance, la société civile a besoin de l’État pour se définir elle-même. Ces subjectivités – comment les appeler ? – sont directement politiques. Leur politique est faite de gestes de défi. Face aux sièges locaux du PP lors des manifestations interdites à la veille d’élections nationales. Illégalité des masses, politique à la première personne et qui n’a besoin d’aucune médiation pour s’exprimer. Et, malgré cela, son caractère proprement politique ne lui fait pas perdre sa dimension existentielle. La rencontre entre ces deux dimensions – la dimension politique et l’existentielle, son aspect collectif et l’irréductibilité de « chacun » – est l’un des points importants auquel il faut réfléchir pour comprendre ce que représente cette nouvelle politisation. C’est pourquoi nous devons apprendre à regarder de nouveau au-delà de l’inertie de beaucoup de collectifs « radicaux » qui se trouvent prisonniers de cette tendance au témoignage et de l’action publicitaire. Cet éclairage, cette manière de rendre visibles les choses ne peut rendre compte de cette nouvelle politisation. Cela dépasse les campagnes que n’importe quel collectif pourrait imaginer.
Ces subjectivités radicales semblent avoir fait preuve d’une intelligence collective à travers l’invention d’appels à la mobilisation anonymes (« fais passer le message »)4 mais également, à travers le vote utile. Elles se sont servies du PSOE5 comme d’un levier pour déloger le PP du gouvernement. Elles n’ont pas manqué cette occasion, même si celle-ci se présentait sur fond de malheur. Et le plus important : cette intelligence a su maintenir les termes qui donnent du sens au vote et au changement de gouvernement. On n’a pas voté pour le PSOE par illusion, ni pour répondre individuellement à ses promesses. On a voté contre le PP par dignité et pour une dignité qui a été collective à cette occasion. Zapatero n’a rien vendu. Nous l’avons acheté. Il n’a plus son programme pour guide. Le nord pour lui – s’il ne veut pas le perdre – c’est « no nos falles » [en français : « attention, tu n’as pas intérêt à nous laisser tomber ! », N.D.T.] Qui donc ? Qui a été ce « nous » ? La manière dont il est devenu président en fait un otage des électeurs. C’est pourquoi son action principale au gouvernement devra passer par la destruction des conditions qui auront permis son accession au gouvernement. Autrement dit : le PSOE aura pour objectif principal de détruire la politisation qui eut lieu dans la lutte contre la guerre.
La politisation de ce « nous » n’émerge pas d’une conscience de l’exploitation ou d’une conscience de classe. Elle est directement liée à la vie dont chacun est un cas unique, et à la mort que les stratégies et les convoitises du pouvoir ont amenée parmi nous aveuglement mais d’une façon si éloquente. C’est une politisation qui était née avec la lutte contre la guerre en Irak et qui semblait avoir disparu pendant un moment. Soudain, elle est apparue en pleine lumière, dans toute son intelligence. Après l’attentat du 11-M, au lieu de serrer les rangs autour du gouvernement comme d’habitude dans ces cas-là, ces subjectivités radicales ont su l’affronter. Elles n’ont pas endossé les rôles qu’on leur proposait : ni celui de victimes qui nous revenait à tous, ni celui de complices que nous étions censés accepter. Ni victimes, ni complices. « Vuestras guerras. Nuestros Muertos. »6 C’est une ligne politique claire. Nous n’avons pas les mêmes ennemis. Analyser cette nouvelle politisation, tenter de penser dans et avec ces subjectivités radicales constitue aujourd’hui un travail fondamental.
Au-delà de la guerre
Faut-il qu’un événement absolu et porteur de mort ait lieu pour que de telles subjectivités apparaissent ?
Une chose néanmoins est claire : « la guerre contre le terrorisme » décrétée par Bush après le 11-S n’a pas entraîné la mobilisation totale qu’il escomptait, au contraire, cela a été une nouvelle source de politisation. En Espagne du moins, on l’a vécu d’une façon particulière.
« La guerre contre le terrorisme » a servi à Bush à tout point de vue. Grâce à elle, il peut se présenter comme le « président de la guerre », rôle qui, en principe, devrait s’avérer rentable lors des élections. Le 11-M de Madrid, malgré la chute d’Aznar, le conforte dans la nécessité de cette guerre. D’elle, il obtient d’énormes avantages politiques mais aussi économiques : reconstruction de l’Irak, budgets d’armement, etc. Cette « guerre contre le terrorisme » joue-t-elle le même rôle en Europe ? Il semble évident que non. On l’a déjà vu il y a un an lorsque le sujet de l’invasion de l’Irak a littéralement divisé l’ONU. Et nous le constatons de nouveau aujourd’hui. Le PSOE l’a bien remarqué et c’est pour cette raison qu’il substitue au « discours de la guerre » le « discours pour la sécurité ». Ce changement a pour objectif de couper à la racine la nouvelle politisation.
Pour le PSOE, il est donc urgent de déconstruire l’appel à la « guerre contre le terrorisme ». Il leur faut le déconstruire de la même façon que l’ont fait ces subjectivités radicales que nous évoquions, mais avec une autre finalité. Pour Bush, la guerre contre le terrorisme est effectivement une « guerre ». Pour le PSOE, et apparemment pour l’ensemble de l’Europe, ce n’est pas le cas. Pour le premier, les terroristes sont l’ennemi. Pour les seconds, les terroristes ne sont pas des ennemis mais des criminels. Mais pour les uns comme pour les autres les mesures politiques et antiterroristes qui cherchent à construire un État de guerre sont nécessaires.
Parler de « guerre globale » est trop confus. De quelle guerre s’agit-il ? De la guerre menée par le terrorisme ? des différentes guerres qui existent aujourd’hui dans le monde ? ou encore de la précarisation comme attaque contre tous ?… Pour les pacifistes, la guerre « n’a pas » de sens, d’où leur défense de la paix. Pour les militaristes elle en a un dans la mesure où elle est une continuation de la politique. Pour les premiers, il s’agit de la dépouiller de tout sens. Pour les seconds en revanche, il s’agit de lui donner un sens. Tous deux sont dans l’erreur. La guerre est au-delà du sens puisque c’est justement ce qui ouvre le domaine du sens. Comme disait Héraclite, Conflit est le père de toutes choses. Nous devons alors parler d’un déplacement : de la guerre à l’État-guerre.
Afin de noyer cette nouvelle politisation qui a eu lieu lors de la guerre et du 11-M, le PSOE dispose d’un moyen d’action qui consiste à trouver une nouvelle articulation entre la « forme » État (l’État-guerre) et le fascisme postmoderne. Le modèle Barcelone 20047 sera sans doute le chemin à suivre. Quel devra être le nôtre ?
Espai en Blanc
Mais au-delà du constat de crise dans les discours postmodernes, il est urgent de commencer à comprendre ce qui se passe. Les médias coupent les séquences aussi rapidement qu’ils lancent les titres et augmentent la sensation de discontinuité. Seattle, Prague, Gênes, le 11-S2, le mouvement mondial contre la guerre en Irak, le 11-M, les manifestations de rue qui lui succédèrent, le revirement électoral en Espagne, les dernières élections régionales françaises, etc… S’agit-il là de noms et de dates prises au hasard, juxtaposées d’une façon tout aussi arbitraire que les animaux de l’encyclopédie chinoise dans la nouvelle de Borges ? Ou bien y a-t-il un fil rouge qui les relie et qui se répète en chacune d’entre elles ? Si c’est le cas, quel est-il ? Ne s’agit-il pas là de différents visages et moments d’une nouvelle politisation dont nous sommes parfois acteurs, mais que nous ne finissons pas de comprendre ni de concevoir (et encore moins de planifier ou de prévoir) ?
Etant donné la proximité aussi bien spatiale que temporelle et l’ampleur de ses effets, il conviendrait peut-être de ne pas laisser passer trop rapidement le 11-M et la semaine qui s’ensuivit. Causes, hypothèses, culpabilités, conséquences… tels sont les termes que les hommes politiques et les médias ont employés et continueront à employer. Ils ont leur importance. Mais le récit ne peut pas en rester là. Surtout, parce que ce n’est pas fini. Cela a ouvert des espaces – des espaces vides, qui interpellent – non seulement dans la vie de l’Espagne, en Europe ou dans le monde, mais encore dans nos propres vies. C’est pourquoi nous proposons les points suivants, axes de réflexion ouverte. Pour ne pas cesser de penser. Pour insister sur ce travail qui consiste à créer un « nous » dans la pensée.
Le 11-M et notre vide
L’attentat de Madrid le 11 mars constitue un événement absolu. D’une part, son irruption dans l’histoire met en crise les rapports prépondérants de sens et de pouvoir. D’autre part, il instaure un vide qui est notre propre vide et qui pose des questions vraiment radicales du type : à quoi bon aller travailler ? pourquoi le faire si on ne vit qu’une fois et que là, on ne vit pas vraiment ? Quel est le sens de la vie ? etc.
Dans les deux cas, l’espace qui s’est ouvert par l’interruption (du pouvoir, du sens et de nos vies quotidiennes) peut être rapidement comblé. Dans le premier cas, selon la logique de la « grande politique », quels intérêts y avait-il derrière cet attentat ? Que cherche-t-on ? Qui est le responsable ? Quelles seront les conséquences macropolitiques et institutionnelles ? etc. Tout ce qui se dit ne concorde pas : on parle de religion et de nihilisme, de sacrifice et de désespoir, de traditionalisme et de réseaux postmodernes. Comment assembler les pièces du puzzle ? Ces pièces s’assemblent-elles réellement ?
Dans le deuxième cas, il s’agit de combler le vide qui s’est installé dans nos vies, et c’est encore plus compliqué. Les questions que cette mort aveugle nous oblige à nous poser sont formulées dans une solitude engendrée par la douleur et on y répond, ou du moins on essaie de le faire, toujours dans la même solitude. Deux instances semblent vouloir récupérer cette solitude et tentent de la neutraliser dans une fausse collectivité.
D’un côté, le discours politique véhiculé par le système des partis est pressé de combler le vide. Il fait de notre vide un terrain où semer rentabilités et promesses. De l’autre côté, le discours politique qui se veut de gauche semble se leurrer et rester dans l’illusion, ce qui lui empêche à son tour d’appréhender le vide dont on parle.
La psychologie, par ailleurs, agit en véritable police des sentiments. Par la psychologisation de ce qu’on ressent et de ce qu’on pense on évite les questions susceptibles de surgir. Paradoxalement, on fait parler pour qu’il n’y ait rien à dire. La psychologie banalise, elle rend les choses naturelles. Elle s’approprie nos propres problèmes.
Le vide qui a pris place quelques instants permet de penser sans séparer la pensée de la vie. Cette pensée qui surgit du vide est une pensée du corps. Penser depuis/avec le corps, c’est noyer toutes les transcendances, placer le vouloir vivre au centre. Parce qu’il secoue chacune de nos vies, l’attentat nous montre ce que nous sommes réellement : un/le vouloir vivre. Comment a-t-il quitté le corps de chacun ? Comment ont émergé, à partir de ce vide qui s’est installé en chacun de nous, les gestes d’une nouvelle politisation ?
Malgré ce qu’on pourrait croire, la douleur n’unit pas véritablement les gens. La douleur nous sépare les uns des autres. À Madrid, l’expérience qui a uni les gens a été celle du dégoût et du vouloir vivre. Du dégoût face au PP3 et à ses manipulations grossières ; un vouloir vivre qui apparaît comme une façon de refuser la mort. Pendant un moment, l’intériorité de chacun a cessé d’être privée pour devenir un fait commun. Pendant un laps de temps, l’ancienne consigne « tout ce qui est personnel est politique » est devenue plus vraie que jamais.
Une nouvelle politisation ?
Qui dit 11-M dit attentat criminel et bombes lâches dans des trains de banlieue. Mais il s’agit aussi de millions de personnes qui sortent dans la rue, non seulement pour compatir à la douleur, mais aussi pour répudier un gouvernement belliqueux, manipulateur, assassin et menteur. Ces subjectivités blessées et en colère qui ont investi les rues ne sont pas la société civile. Le terme « société civile » est incapable de dire ce qu’elles sont. En dernière instance, la société civile a besoin de l’État pour se définir elle-même. Ces subjectivités – comment les appeler ? – sont directement politiques. Leur politique est faite de gestes de défi. Face aux sièges locaux du PP lors des manifestations interdites à la veille d’élections nationales. Illégalité des masses, politique à la première personne et qui n’a besoin d’aucune médiation pour s’exprimer. Et, malgré cela, son caractère proprement politique ne lui fait pas perdre sa dimension existentielle. La rencontre entre ces deux dimensions – la dimension politique et l’existentielle, son aspect collectif et l’irréductibilité de « chacun » – est l’un des points importants auquel il faut réfléchir pour comprendre ce que représente cette nouvelle politisation. C’est pourquoi nous devons apprendre à regarder de nouveau au-delà de l’inertie de beaucoup de collectifs « radicaux » qui se trouvent prisonniers de cette tendance au témoignage et de l’action publicitaire. Cet éclairage, cette manière de rendre visibles les choses ne peut rendre compte de cette nouvelle politisation. Cela dépasse les campagnes que n’importe quel collectif pourrait imaginer.
Ces subjectivités radicales semblent avoir fait preuve d’une intelligence collective à travers l’invention d’appels à la mobilisation anonymes (« fais passer le message »)4 mais également, à travers le vote utile. Elles se sont servies du PSOE5 comme d’un levier pour déloger le PP du gouvernement. Elles n’ont pas manqué cette occasion, même si celle-ci se présentait sur fond de malheur. Et le plus important : cette intelligence a su maintenir les termes qui donnent du sens au vote et au changement de gouvernement. On n’a pas voté pour le PSOE par illusion, ni pour répondre individuellement à ses promesses. On a voté contre le PP par dignité et pour une dignité qui a été collective à cette occasion. Zapatero n’a rien vendu. Nous l’avons acheté. Il n’a plus son programme pour guide. Le nord pour lui – s’il ne veut pas le perdre – c’est « no nos falles » [en français : « attention, tu n’as pas intérêt à nous laisser tomber ! », N.D.T.] Qui donc ? Qui a été ce « nous » ? La manière dont il est devenu président en fait un otage des électeurs. C’est pourquoi son action principale au gouvernement devra passer par la destruction des conditions qui auront permis son accession au gouvernement. Autrement dit : le PSOE aura pour objectif principal de détruire la politisation qui eut lieu dans la lutte contre la guerre.
La politisation de ce « nous » n’émerge pas d’une conscience de l’exploitation ou d’une conscience de classe. Elle est directement liée à la vie dont chacun est un cas unique, et à la mort que les stratégies et les convoitises du pouvoir ont amenée parmi nous aveuglement mais d’une façon si éloquente. C’est une politisation qui était née avec la lutte contre la guerre en Irak et qui semblait avoir disparu pendant un moment. Soudain, elle est apparue en pleine lumière, dans toute son intelligence. Après l’attentat du 11-M, au lieu de serrer les rangs autour du gouvernement comme d’habitude dans ces cas-là, ces subjectivités radicales ont su l’affronter. Elles n’ont pas endossé les rôles qu’on leur proposait : ni celui de victimes qui nous revenait à tous, ni celui de complices que nous étions censés accepter. Ni victimes, ni complices. « Vuestras guerras. Nuestros Muertos. »6 C’est une ligne politique claire. Nous n’avons pas les mêmes ennemis. Analyser cette nouvelle politisation, tenter de penser dans et avec ces subjectivités radicales constitue aujourd’hui un travail fondamental.
Au-delà de la guerre
Faut-il qu’un événement absolu et porteur de mort ait lieu pour que de telles subjectivités apparaissent ?
Une chose néanmoins est claire : « la guerre contre le terrorisme » décrétée par Bush après le 11-S n’a pas entraîné la mobilisation totale qu’il escomptait, au contraire, cela a été une nouvelle source de politisation. En Espagne du moins, on l’a vécu d’une façon particulière.
« La guerre contre le terrorisme » a servi à Bush à tout point de vue. Grâce à elle, il peut se présenter comme le « président de la guerre », rôle qui, en principe, devrait s’avérer rentable lors des élections. Le 11-M de Madrid, malgré la chute d’Aznar, le conforte dans la nécessité de cette guerre. D’elle, il obtient d’énormes avantages politiques mais aussi économiques : reconstruction de l’Irak, budgets d’armement, etc. Cette « guerre contre le terrorisme » joue-t-elle le même rôle en Europe ? Il semble évident que non. On l’a déjà vu il y a un an lorsque le sujet de l’invasion de l’Irak a littéralement divisé l’ONU. Et nous le constatons de nouveau aujourd’hui. Le PSOE l’a bien remarqué et c’est pour cette raison qu’il substitue au « discours de la guerre » le « discours pour la sécurité ». Ce changement a pour objectif de couper à la racine la nouvelle politisation.
Pour le PSOE, il est donc urgent de déconstruire l’appel à la « guerre contre le terrorisme ». Il leur faut le déconstruire de la même façon que l’ont fait ces subjectivités radicales que nous évoquions, mais avec une autre finalité. Pour Bush, la guerre contre le terrorisme est effectivement une « guerre ». Pour le PSOE, et apparemment pour l’ensemble de l’Europe, ce n’est pas le cas. Pour le premier, les terroristes sont l’ennemi. Pour les seconds, les terroristes ne sont pas des ennemis mais des criminels. Mais pour les uns comme pour les autres les mesures politiques et antiterroristes qui cherchent à construire un État de guerre sont nécessaires.
Parler de « guerre globale » est trop confus. De quelle guerre s’agit-il ? De la guerre menée par le terrorisme ? des différentes guerres qui existent aujourd’hui dans le monde ? ou encore de la précarisation comme attaque contre tous ?… Pour les pacifistes, la guerre « n’a pas » de sens, d’où leur défense de la paix. Pour les militaristes elle en a un dans la mesure où elle est une continuation de la politique. Pour les premiers, il s’agit de la dépouiller de tout sens. Pour les seconds en revanche, il s’agit de lui donner un sens. Tous deux sont dans l’erreur. La guerre est au-delà du sens puisque c’est justement ce qui ouvre le domaine du sens. Comme disait Héraclite, Conflit est le père de toutes choses. Nous devons alors parler d’un déplacement : de la guerre à l’État-guerre.
Afin de noyer cette nouvelle politisation qui a eu lieu lors de la guerre et du 11-M, le PSOE dispose d’un moyen d’action qui consiste à trouver une nouvelle articulation entre la « forme » État (l’État-guerre) et le fascisme postmoderne. Le modèle Barcelone 20047 sera sans doute le chemin à suivre. Quel devra être le nôtre ?
Espai en Blanc
1 – 11 mars 2004, jour de l’attentat d’Al Qaida contre des trains de banlieue à Madrid. N.D.T.
2 – 11 septembre 2001, jour de l’attentat d’ Al Qaida à New York. N.D.T.
3 – Parti populaire. N.D.T.
4 – Les appels à manifester ou à se rassembler contre le PP se sont faits en grande partie par SMS. N.D.T.
5 – Parti socialiste ouvrier espagnol. N.D.T.
6 – « Ce sont Vos guerres. Et Nos morts. » N.D.T.
7 – Barcelone 2004 : forum sur la diversité culturelle, le développement durable et la paix organisé à Barcelone par l’État espagnol , la communauté autonome (Région) catalane et la mairie de Barcelone avec pour principal partenaire l’UNESCO entre mai et septembre 2004. N.D.T.
2 – 11 septembre 2001, jour de l’attentat d’ Al Qaida à New York. N.D.T.
3 – Parti populaire. N.D.T.
4 – Les appels à manifester ou à se rassembler contre le PP se sont faits en grande partie par SMS. N.D.T.
5 – Parti socialiste ouvrier espagnol. N.D.T.
6 – « Ce sont Vos guerres. Et Nos morts. » N.D.T.
7 – Barcelone 2004 : forum sur la diversité culturelle, le développement durable et la paix organisé à Barcelone par l’État espagnol , la communauté autonome (Région) catalane et la mairie de Barcelone avec pour principal partenaire l’UNESCO entre mai et septembre 2004. N.D.T.