Accéder au site du Passant Ordinaire L'Hypothèse démocratique
le Passant Ordinaire
FrançaisEnglishItalianoAmerican
  Go !   

Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
Imprimer cet article Imprimer l'article

La chambre obscure


Un couple s’accouple et se découple : voilà tout son être ou plutôt tout son acte, car il relève de l’action plutôt que la substance. Ce n’est pas le est mais le et qui fait le couple : Tristan et Iseut, Philémon et Baucis, Samson et Dalila, Roméo et Juliette.

Un couple n’existe pas comme un sujet : il ne se rapporte pas à soi. Il existe comme le couplage de deux sujets, dont chacun se rapporte à soi, tout au moins en partie, en passant par ce couplage. Les forces respectives de chacun s’arc-boutent l’une contre l’autre, à la manière des deux parties d’une voûte. En se repoussant l’une l’autre, en résistant l’une à l’autre elles déterminent un équilibre au moins temporaire. À la faveur de cet équilibre, les deux colonnes d’où s’élève la voûte apparaissent comme des piliers, comme des pièces d’une architecture. Mais cette architecture a la propriété de ne pas intégrer ses éléments plus avant que dans la voûte seule, dans le suspens qui la découpe et qui la définit. À chaque instant la voûte peut céder, ne serait-ce que sous son propre poids. Cela risque en particulier de se produire si la voûte, ou le couple, cherche à se retourner sur soi pour se connaître mieux, pour tenter d’établir les raisons suffisantes ou les finalités de son édification.

Il ne faut pas aller jusqu’à l’édifice. Il faut en rester au minimum mécanique de la voûte et à sa répartition des poussées. Seulement deux colonnes bien distinctes, chacune avec ses propriétés différentes de matériau, de cannelures, de socle et de chapiteau – deux colonnes et l’arc qui va de l’une à l’autre. Cela forme comme une entrée, un porche, une invitation à visiter.

Mais précisément, on ne visite pas. La voûte enclôt la chambre. Kamara grecque, camera latine, la chambre est avant tout l’espace voûté, courbé de la courbe propre du couple. Ce n’est pas seulement que le couple vient s’accoupler dans la chambre : c’est bien plutôt que la chambre est déterminée, créée et courbée autour de l’accouplement.

Dans la chambre il y a le lit, et le lit a deux côtés. Chacun se couche d’un côté et le couple commence lorsque deux qui se sont unis (mêlés, enlacés, baisés, accolés) se délient afin de dormir chacun sur un des côtés. Le découplage, ainsi, fonde le couple et sa possibilité d’entrer dans un rythme d’accouplement et de découplage qui sera le rythme de sa durée. Le couple en tant que tel, ni exactement accouplé ni exactement découplé, mais simplement couplé : lié ensemble (cum - apio). Cette ligature, distincte de l’enlacement (qui peut n’avoir lieu qu’un seul instant, un coup de foudre et de foutre qui mêle et qui imprègne l’un dans l’autre sans les relier l’un à l’autre), se manifeste au mieux dans la déliaison dont l’espace du lit creuse l’amplitude en répondant à l’arc de la voûte qui l’abrite. Les deux dorment ensemble, ce qu’il n’est guère possible de faire sans être un couple, mais ce dispositif bien particulier du dormir-ensemble s’écarte aussi bien du « coucher ensemble » tel qu’il est entendu en français courant qu’il s’écarte du « faire chambre à part », lequel aujourd’hui la plupart du temps indique une distance volontaire dans laquelle le couple est suspendu, ou bien déplacé (en couple seulement social, juridique ou économique). Bien entendu, il n’en reste pas moins possible que les chambres séparées soient interprétées dans la tonalité du couple et à la façon, en somme, des deux côtés d’un lit.

Le et du couple, sa copule, celui qui met Tristan avec Iseut, tient sa substance et sa vertu conjoignante (conjugale, conviviale, compagnonne) d’un dormir-ensemble. Le moment propre du couple est la communauté du sommeil dans laquelle rien n’est commun sinon la chambre, et pas un mot ni un regard. Le couple dort ensemble, et c’est par là qu’il assure sa propre continuité dans l’équilibre des poussées de sa voûte, entre les accouplements et les découplages qui sont moins, en vérité, l’ordinaire du couple que la double possibilité dont il se tient simultanément assuré et distant. Dormir ensemble est sans doute ce qui donne à la voûte son arc le mieux proportionné, le plus ferme et le plus robuste dans la légèreté de sa courbe. Il faut presque un miracle pour autoriser ce partage du sommeil qui ne saurait autrement réussir qu’entre des enfants ou entre des personnes dont la confiance et la paix mutuelles écartent dans une sorte d’indifférence tout ce qui dans la présence d’un autre en général ne peut manquer de perturber l’abandon au sommeil.

Dormir ensemble revient à tendre une voûte de nuit en ciel de lit au-dessus des deux dormeurs entièrement isolés chacun dans son abandon, chacun immergé en soi-même au point de n’avoir plus ni d’autre, ni de monde. Le rêve est le monde entièrement clos à l’autre (quand bien même on le raconte au réveil). Mais le couple, de manière étrange, couple deux clôtures sans du tout les réunir.





Une chanson dit : dans le mitan du lit / la rivière est profonde / tous les chevaux du roi / pourraient y boire ensemble.





Cette conjonction singulière que la chambre enveloppe, enrobe et retient en elle exige tout un appareil, un dispositif voire un rituel. Tout doit concourir à une distribution des places qui rende possible leur tangence permanente en même temps que leur sécurité mutuelle. Tout se frôle et passe au plus près de l’autre – si l’on excepte, une fois encore, les ponctuations occasionnelles de l’accouplement et du découplage, qui n’ont lieu qu’aux limites du dispositif. Il y a des côtés du lit, comme il y a des côtés du corps. L’un dort à droite et l’autre à gauche. Il y a des vêtements de nuit qui présents ou absents, couvrant ou non le corps entier, composent une syntaxe précise des rapprochements, des contacts, des évocations ou des déclarations sous le signe desquelles la nuitée s’engage. Il y a des mécanismes divers chargés d’assurer pour chacun la possibilité de lire, de se lever pendant le sommeil de l’autre, de se réveiller au matin, de consulter l’heure dans l’obscurité, parfois d’écouter discrètement une source sonore. Il faut que tout cela soit agencé de façon à épouser la double poussée, de façon à garantir à chacun la possibilité d’un retrait, d’une distance sans isolement mais sans confusion. (Tout différent est le sommeil des amants qui viennent de s’aimer : sommeil épuisé, mêlée de peaux, étrange et brève communion de syncope).

D’une certaine façon, l’intimité retient son souffle et son trouble pour laisser reposer le couple. Car le repos est ce qui lui appartient le plus proprement. L’agitation des accouplements et des découplages appartient à d’autres lieux et à d’autres temps : la chambre même n’y est pas nécessaire et bien d’autres espaces peuvent alors se prêter ou être investis. Mais seule la chambre couvre de sa voûte l’inconscience dans laquelle le couple sombre pour se soustraire à tout ce qui n’est pas lui : au monde public aussi bien qu’aux univers particuliers de chacun.

Le couple est un sommeil, un songe et une nuit.


© 2000-2024 - Tous droits réservés
le Passant Ordinaire