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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
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Rythmes et Arythmies d’amour


En fait la voie passe par un fil qui n’est pas tendu en hauteur,

mais très près du sol, plus là pour faire trébucher que pour être franchi.


Kafka, Aphorismes

C’est pour cela qu’on aime les libellules.

Kafka, Paperoles




Au-dessus de leurs têtes, les nuages bourgeonnent, de plus en plus noirs et épais. On dirait des ogres qui dévorent la peau du Ciel à toute vitesse. L’air est moite et collant comme une ventouse. Les corbeaux et les merles se taisent. Des genêts éclatants de lumière dorée guettent l’ombre en marche qui déploie ses colonnes armées. R et J se font face, mais tout comme la nature inquiète et immobile attend sa délivrance de la pluie promise, ils n’osent pas bouger. Heureusement le vent s’est levé, d’abord par brèves rafales puis sa plainte continue a ranimé la terre et ses créatures apeurées. L’herbe s’est secouée, s’est tordue comme une crinière de cheval au galop et a sifflé. Les corbeaux se sont envolés sur les champs noircis par l’orage. R et J sentent battre leurs cœurs de plus en plus fort.

Le sang bouillonne et dévale à gros flots dans leurs poitrines juvéniles et étroites. On dirait un fleuve gonflé par des crues inhabituelles. Affolés, sauvages, ivres, leurs rythmes cardiaques s’épousent, s’unifient... C’est comme si une unique pulsation les faisait vivre l’un avec l’autre, l’un pour l’autre, de plus en plus vite.

Au loin, le tonnerre roule des sons lourds et pesants. Quand l’eau enfin se met à tomber et ruisselle sur leurs lèvres, les battements de leurs cœurs s’apaisent. Le sang regagne le lit des vaisseaux. La terre qui fume sous les écorchures répétées de la pluie fredonne une chanson d’amour.

– R : Est-ce que vous avez vu La Marche du siècle sur la séduction, l’amour et la fidélité ?

– Les autres : Non !

– R : Malgré un plateau d’invités des plus éclectiques, chacun disait à peu près la même chose : peu importe qui est qui, si l’on s’aime. Les barrières du sexe, de l’âge, de la culture, de la religion ont volé en éclats à l’âge de « l’amour démocratique ». Onfray et Di Falco, le libertaire et le chrétien se sont même trouvé un allié commun providentiel, le bonheur !

– Les autres : Et alors, ça te paraît si con que ça , l’idée de bonheur !

– R (buvant son troisième Picon-bière) : Derrida a parlé à propos d’un autre type de confrontation – mais l’idée est voisine – de stratégie de l’évitement. Plus on sollicite spectaculairement la confrontation, et plus on est à peu près sûr qu’il ne se passera rien. Sauf l’évitement ! Et dans le cas de l’émission de Field, le bonheur est la clé de l’évitement. On ne se risque plus à évoquer la pédérastie athénienne ou l’immoralisme de Gide. Personne ne convoque Foucault à table sur les dispositifs de pouvoir qui traversent

l’histoire de la sexualité. Chacun accepte poliment le bricolage gentil des liaisons comme on parlerait de sauces et de condiments. Finis les héritages, bons ou mauvais. Nous sommes dorénavant dans des stratégies juridiques et techniques qui saisissent les aspirations au bonheur des hommes, dans leur grande diversité.

– P : Mais qu’est-ce qui t’irrite donc de la sorte ? C’est plutôt bien que la Loi ou la science évitent à certaines minorités sexuelles de subir les anciens rapports de domestication et d’humiliation et qu’un peu d’autonomie et de reconnaissance l’emportent sur la souffrance et le désarroi. Et c’est quand même bien mieux que ta Bible qui traitait l’adultère, l’homosexualité ou la zoophilie comme des perversions égales.

– R : Mais il ne s’agit pas de ça ! Non, ce qui me dérange, c’est ce postulat du bonheur individuel qui s’admet enfin dans ses innombrables singularités mais qui fait peu cas dans le même temps du malheur des autres. Kafka disait : Dans le duel entre le monde et toi, assiste le monde. Et nous n’assistons plus le monde ! Autrement dit, (et R but un quatrième Picon-bière) la société admet toutes les recombinaisons de couples et de familles possibles, à condition de ne pas troubler la notion d’enclos conjugal heureux, douillet, satisfait. En écoutant Field et ses invités roucouler ensemble, j’ai « doublé » l’apostrophe d’Éluard : tout couple satisfait (qu’il soit vieil hétéro ou jeune homo) est une paire de brutes.

– Tu as encore trop bu, dit la femme de R.

Et c’était vrai. Il tituba en se levant.



Par le cœur, la vie des hommes est discontinue, pulsée. Une systole, une diastole, un battement, un repos... Ordinairement, nous ne ressentons pas cet enchaînement de discontinuités. Nous croyons que le temps cardiaque est continu et que la vie n’est pas une pulsation, qu’elle jaillit en permanence. Pourtant, rien n’est moins vrai. Chaque battement constitue un phénomène à part. Et ce n’est pas parce que mon cœur bat maintenant qu’il va battre à nouveau dans une seconde.



En général, nous avons un rythme régulier, le rythme sinusal. Ce rythme n’est pas stable, il varie en fonction des besoins de l’organisme et des situations de la vie (effort physique, émotions amoureuses, digestion, sommeil, abus de bière ou de mojito). Cette nécessaire et féconde irrégularité du rythme cardiaque est modulée par deux systèmes concurrents, le « vague » qui est un système d’épargne et de repos et le « sympathique » qui est mis en jeu dans les stress et les actions. Chez nos jeunes amoureux, la vie jaillit vite, explosive comme une éruption volcanique. Sous l’effet des catécholamines « sympathiques » libérées par le tumulte des sens et/ou des sentiments, ils sentent leurs cœurs cogner comme une percussion de Richie Havens ou la cadence d’accostage des galères dans Ben Hur. Mais ils savent pourquoi. Et c’est précisément ce qui ne les effraie pas.



L’homme regarde la femme qu’il aime depuis si longtemps. C’est le matin. Par la fenêtre ouverte de la chambre, les odeurs de nature fraîche et les chants d’oiseaux fêtent l’arrivée d’un nouveau jour.

L’homme n’a pas su répondre aux caresses de la femme. Encore une fois. Des bisous de tendresse qui ne maquillent rien. Le corps de la femme soupire, se désenchante et se retourne. L’homme ressent la vanité de son corps aussi clairement que Salomon déplorait la vanité d’un monde qui ne sait pas inventer d’autres soleils. Le même toit, le même soleil... Dans la chambre, le silence s’est fait. Mais l’offense est là qui emplit chaque recoin de la pièce. La brutalité, la violence, la crudité des reproches qu’ils échangeaient encore hier tendent désormais la main au cantique silencieux de la désillusion. L’inverse de la joie des oiseaux qui carillonnent à tue-tête dehors. Dans la tête de l’homme, se bousculent toutes sortes de raisons. Mais aucune ne convient, aucune n’est assez forte pour franchir le mur du silence qui sépare les deux corps nus. La femme a pris un livre, s’est retournée. Peut-être pleure-t-elle ou s’est-elle résignée ! Mais comment pourrait-elle laisser son corps sans étreinte, sans amour ? Les bisous honteux et apeurés de l’homme sur son cou empestent la petite honte des virilités alanguies. Comment redessiner le sourire du bonheur sur les lèvres de la femme ? L’homme ne sait pas trouver les mots justes et réconfortants, il bafouille des excuses de collégien. La femme se raidit, le regarde en coin. La petite musique des mots de l’homme si maladroitement dits ne rachète pas son odieuse timidité charnelle. Elle s’en agace et l’homme soupire. Peu de choses nous consolent, car peu de choses nous affligent ! disait Pascal. Est-il possible que la femme à ses côtés ne soit pas affligée de la morne imbécillité du corps de l’homme, ne souhaite pas de toute son âme être consolée ? A-t-elle en tête d’autres solutions ? L’homme se sent de plus en plus vain. Il n’a plus de réponse. Il est comme un petit enfant qui ne sait pas se faire pardonner ou comme un vieillard qui n’attend plus rien. De toute façon, il n’est pas dans le bon tempo. Il prend une large respiration. Il a un goût amer dans la bouche, comme s’il avait sifflé la veille une sale gnôle frelatée... Il sent une suffocante pesanteur au creux du ventre. Son cœur bat lourdement. Trop lourdement. Il veut serrer la main de la femme, lui dire merci, je t’aime. Une dernière fois. Mais il ne peut plus bouger. Le goût amer et fielleux de la nausée se mêle aux frais parfums végétaux d’une matinée d’été naissante. L’homme ne sent plus la vie autour. Le cœur de l’homme bat chaotiquement puis de plus en plus vite. L’homme ne ressent plus rien. Les chants d’oiseaux éclatent au dehors. La matinée est vive et ensoleillée.

Quand la femme s’est retournée, l’homme était déjà mort.



La remarquable architecture syncitiale du muscle cardiaque et l’alternance rythmique du travail et du repos dans la systole et la diastole sont autant de cadeaux que la nature a faits au cœur humain. Mais le cœur a un tendon d’Achille : l’arythmie ventriculaire. Les innombrables unités motrices du cœur se contractent subitement de manière anarchique. Les battements ventriculaires désorganisés, trop rapides et inefficaces ne chassent plus le sang vers l’aorte. Le débit cardiaque s’effondre. Et le pire survient, car la fibrillation ventriculaire ne sait pas s’auto-arrêter. Si nous perdons l’automatisme sinusal, des systèmes de suppléance assurent vaille que vaille la commande électrique du cœur. En revanche, nous ne disposons d’aucun mécanisme de défibrillation physiologique et en l’absence d’un choc électrique délivré très rapidement, nous mourons. Bien sûr, de nombreux facteurs facilitent la survenue d’une fibrillation ventriculaire et en particulier une mauvaise oxygénation du cœur. Mais on ne saurait pour autant fuir cette évidence : la géniale trouvaille d’un muscle qui ne s’arrête jamais de travailler parce qu’il n’en finit pas symétriquement de se reposer nous soumet au risque d’un dérèglement brutal et mortel du rythme cardiaque. Les vieux maîtres de la Cabale avaient coutume de dire que si l’homme mourait généralement par en-bas, c’est-à-dire par le fait d’une lésion viscérale, c’est d’abord par en haut - par la tête - que l’homme se rendait à la mort. Cela ne veut pas dire que l’homme qui perd son appétit de vivre, son conatus, sa libido ou sa concupiscence (selon que l’on préfère Spinoza, Freud ou Pascal) va automatiquement mourir. Mais cela sous-entend que l’homme au cœur trop lourd, qui a égaré sa joie, est plus qu’un autre exposé à la mort et dans notre histoire à la survenue d’une arythmie mortelle, fulgurante comme un coup de tonnerre. Mais ce n’est qu’une histoire…



post-scriptum



Une légende indienne raconte qu’un ogre dévorait tous les enfants d’un village. Un jour, un petit indien se mit en tête de l’affronter et de le tuer. Profitant de l’absence de l’ogre parti chercher du bois avant son prochain banquet de chair humaine, le jeune indien s’introduisit dans la maison de l’ogre, et s’armant d’un gros coutelas, perça le cœur du géant qui rentrait avec son fagot sur l’épaule. Afin d’être certain que l’ogre ne ressusciterait pas, l’intrépide garçon coupa le géant en morceaux et les jeta dans l’âtre de la cheminée. Au milieu de l’épaisse fumée, des nuages de moustiques se formèrent et se mirent aussitôt à piquer le jeune indien. Depuis lors, les moustiques tels des minuscules restes d’ogre se nourrissent du sang des hommes. Et ils s’en nourriront jusqu’à la fin du monde.

L’homme et le moustique sont un exemple rare de couple stable. L’homme a le moustique dans la peau et le moustique tient l’homme dans sa trompe. Bien sûr, ces amours ne connaissent pas le jaillissement, l’ivresse et le crépuscule des amours humaines. Mais d’une certaine manière, les noces de sang entre l’homme et le moustique sont parfaites et accomplies. Elles sont régies par une loi physique et biologique reproductible et obéissent au principe de nécessité cher à Rainer Maria Rilke. Seuls le DTT ou d’autres agents exterminateurs peuvent brouiller cette attraction éternelle.

C’est une des raisons pour lesquelles l’homme préfère les choses inaccomplies, les brouillons, les imperfections, les surprises et même les défaites ou les ruines. C’est peut-être aussi pour cela qu’on aime les libellules…

Ce texte a déjà fait l’objet d’une publication dans Le Passant Ordinaire (L'amour, n° 30, août 2000). Il est publié ici, dans une version remaniée, à l’occasion du dixième anniversaire de la revue. N.D.L.R.

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