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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
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Pour une dynamique des sexes


La différence des sexes fait des couples depuis la nuit des temps. Cosmologique au début des créations – de L’Épopée de Gilgamesh à la Bible pour en arriver au mythe platonicien du Banquet – elle s’est progressivement sécularisée jusqu’à devenir une simple querelle sur la citoyenneté entre hommes et femmes. Figure appauvrie, qui connaît aujourd’hui un désir de développement, voire de dépassement, à travers la « prolifération » des genres – gays, lesbiens, queer, etc.

C’est grâce au mouvement des femmes au XXe siècle, à une partie du féminisme, que cette différence réapparaît en tant qu’enjeu politique – non pas comme une donnée biologique immuable, entièrement vouée au sexe féminin, qu’il faudrait dépasser, elle et ses avatars sociaux (Simone de Beauvoir, 1949)1 – et ne se réduit pas à la lutte pour l’égalité entre hommes et femmes. Oui, au début de la révolution féministe, différence et égalité se présentent comme deux termes, deux positions opposées. Et le mouvement qui les accompagne sépare ainsi, d’une part la libération, la lutte pour l’expression d’un ordre symbolique – social, culturel, psychologique – différent, qui ne soit plus monosexué, et d’autre part l’émancipation, la lutte pour l’égalité des droits, pour l’intégration dans la société, telle qu’elle est. Différence versus égalité, libération versus émancipation : en effet, la politique des femmes fait des couples, de drôles de couples, qui se font, mais aussi se défont.



Aujourd’hui, si l’on se reporte aux derniers textes de Luce Irigaray, on pourrait croire que la différence sexuelle s’est toujours faite, dans le féminisme, entre hommes et femmes. Pas du tout. L’idée que la différence soit une histoire de couple, plus ou moins heureuse, est mise fièrement en cause. Qui plus est, elle cesse d’être pratiquée. L’acte révolutionnaire du féminisme, l’événement qui brise la continuité de la tradition, consiste en une suspension de la valeur courante des relations entre hommes et femmes: il s’agit d’une séparation. Loin d’être pure et simple théorie ou interprétation du monde, la différence sexuelle conçue par les femmes est politique, parce qu’avant tout elle est agie, prend corps et se produit dans un ensemble de « pratiques ». La première d’entre elles est donc un acte de séparation, qui est d’emblée acte de construction d’un lieu autre, physique autant que symbolique, d’un ailleurs, comme ceux constitués par la pratique « d’autoconscience » ou la pratica dell’ inconscio [pratique qui renvoit à l’expérience analytique N.D.L.R.]. J’en viens ici à la conception italienne de la différence sexuelle qui a un caractère précisément politique et qui entraîne aussi une réélaboration du politique (Libreria delle donne di Milano, 1987)2. Ainsi, en Italie, penser la différence sexuelle du point de vue des femmes est avant tout une question de pratiques, ce qui assure une pensée matérialiste, engendrée par l’expérience, les conditions et les positions qu’effectivement une femme prend dans sa vie. Le politique n’est donc pas défini avant tout par les droits, le pouvoir, les institutions mais – de façon à la fois plus élémentaire et ample, d’une manière ontologique – par la matérialité, celle des corps sexués pris dans une entreprise de changement radical. Et donc la politique de la différence sexuelle, au XXe siècle, commence non par faire couple, mais par défaire les couples homme-femme : critique de la maternité, du couple mère-fils, de la famille et de la reproduction institutionnalisée, du couple strictement dit, de la citoyenneté, du couple opprimée-oppresseur, etc. Dans l’autrement de la séparation, c’est une entreprise de décomposition qui s’annonce donc en premier lieu. Pensée critique sans doute, mais pas négative. Il y a là un changement, de première importance, quant à la position politique, symbolique que peut assumer une femme. Grâce à ce passage, que je résume par la formule « de l’oppression à l’expression », la symétrie égalitariste est brisée en faveur d’une radicale asymétrie : ce qui a pu valoir pour l’autre, ne peut valoir d’emblée pour l’une. Dans la séparation, dans l’entre-femmes, chacune se découvre pour elle-même dans sa relation à une autre, par le biais d’une situation à la fois matérielle et langagière. La subjectivité d’une femme peut advenir du fait même qu’elle a abandonné sa position d’opprimée – qui de façon paradoxale la liait d’autant plus à la position masculine car elle aurait dû prétendre à celle-ci en tant que norme et modèle uniques de liberté – et qu’elle se livre à l’exploration à la fois commune et singulière de ses besoins, de ses désirs (Lia Cigarini, 1995)3. En fait, la critique de l’ordre symbolique et du pouvoir, voire de la domination, par lesquels la gamme des positions obligées s’impose à une femme – complément ou manque par rapport à la normalité du modèle masculin, reproductrice biologique des conditions de la production sociale, etc. – ne peut être le mobile et le but de cette révolution. Ce qui importe le plus se trouve du coté de la découverte, de l’expérimentation, de l’expression de nouvelles formes de vie. La différence sexuelle est une force positive qui décompose par le fait même de créer autre chose.



La séparation est un acte, le séparatisme a pu être un de ses effets. Autrement dit, il arrive que le mouvement de la positivité se fige, devienne non pas création mais construction d’une identité, pour féminine qu’elle soit, et la différence risque alors de se développer en un parallélisme entre deux mondes. Sur ce processus est

intervenue, au début des années 90, la

gender theory, dont Judith Butler est l’une des

représentantes majeures, et qui connaît une deuxième jeunesse aujourd’hui dans quelques pays d’Europe, y compris en France. Selon ses propos (1990)4 ce parallélisme n’est pas un risque mais la vraie nature de la différence sexuelle, qui est binaire, qui condamne les sujets à leurs positions respectives qui ne sont que les effets normatifs de la tradition occidentale. La visée politique est donc de dissoudre la différence sexuelle dans une « prolifération » des genres, des identités qui ne sont rien de plus qu’une construction subjective et sociale. Je considère au contraire que les gender theories sont advenues grâce et non malgré la pensée et les pratiques de la différence sexuelle et que pour autant, si elles peuvent agir comme mise en garde contre la fixation de la différence, elles manquent totalement l’asymétrie qui est la base et la condition de toute différence (Françoise Collin, 1999 et 2004)5, de tout mouvement. De plus le gender nous ramène à l’idée d’un sujet entièrement réduit à ses pratiques, un individu autonome et volontariste, qui campe dans un horizon nihiliste – je suis ce que je fais ; ce qui est, est ce que je fais – dans un retour idéaliste bien que pragmatique qui manque le trait matérialiste de la différence sexuelle (Rosi Braidotti, 2003)6.

Qu’en est-il alors de la différence des sexes ? Est-ce qu’il s’agit d’une question entre homme et femme, dont les identités et les concepts sont aujourd’hui de moins en moins solides et réductibles aux lieux communs de la tradition ? Confrontée à cette réalité, faut-il abandonner l’idée même de différence sexuelle et ses acquis ?



Etre et avoir un sexe n’est pas indifférent. Au contraire, c’est bel et bien dans la dimension sexuée que se trouve le ressort d’un mouvement, qui relie les transformations singulières et le changement de l’ordre des relations, de l’ordre social. Mais pour ce faire, il faut oser un pas de plus, en considérant à nouveau la différence sexuelle comme une question ontologique, qui devient et qui crée de nouvelles pratiques et de nouveaux concepts. Il faut donc la repenser dans sa matérialité singulière : la différence sexuelle est une dynamique, expérience et science des mouvements de forces, de tensions, qui se déploie au fil des siècles, distribuant à chaque fois les positions et les relations qui les constituent. Ce que je propose ici a une double dimension expérientielle et généalogique, c’est-à-dire que cette nouvelle figuration de la différence sexuelle répond, d’une part, à la singularité sexuée que je suis, à ce qui lui arrive au début du XXIe siècle – urgences, besoins, bonheurs – et, d’autre part, à ce qui, en tant que femme, lui a donné pleine existence – l’agir et la pensée des femmes du féminisme des années 70. Ces deux dimensions entretiennent une véritable relation, faite d’accords, de désaccords, mais aussi de rapprochements imprévus qui succèdent à des éloignements, mais plus encore, qui se produisent grâce à ces éloignements.



La différence sexuelle n’est pas une posture statique des identités. Il ne s’agit pas de répondre, par la vie et la pensée, à la question « qu’est-ce qu’une femme ? » ou « qu’est-ce qu’un homme ? ». Ce tournant identitaire n’est pas à condamner ou à dépasser mais doit être remis à sa juste place afin de mieux comprendre le mouvement de la différence des sexes. Cet espacement, figé au cours des siècles, ou mieux, dans les représentations traditionnelles, masculines, distribuant les positions « homme »-« femme » de façon orthodoxe, a été vidé de ses significations, remis en cause et en mouvement par des femmes – avec le « mettre dessus-dessous » de Irigaray (1974)7, la « tabula rasa » de Lonzi (1977)8, l’« art de défaire » de Muraro (2000)9. Dans ce nouvel espace fait de mouvement une femme a pu se mettre au monde et s’autoriser à parler. Dans ce désordre vital et radical une construction s’est esquissée, en même temps que de l’autre coté advenait la « mort du sujet ». Ironique, paradoxale et significative asymétrie sur la quelle il faudrait réfléchir plus longuement, il suffit de la citer ici comme exemple radical du « ce qui vaut pour l’autre, ne peut valoir pour l’une » : la mort – en tant que mouvement, dissolution – d’un sujet masculin âgé de plusieurs millénaires, peut arriver comme un soulagement et être saluée avec une certaine assurance, mais peut-elle avoir la même fonction pour un sujet qui vient de se mettre au monde ? Voilà que, en pensant selon la différence, le mouvement ne s’oppose pas mais fait couple avec le répit, le temps de la sédimentation, de l’élaboration. L’arrêt,

l’enracinement est un besoin élémentaire, « besoin de l’âme », comme le disait Simone Weil (1949)10, mais seulement s’il s’accompagne de la disponibilité et du plaisir du mouvement – en effet, une des libertés fondamentales est la liberté de mouvement. Et si la fixation peut devenir un mal identitaire, engendrant nationalismes, guerres, chocs de civilisations, peut-on, pour autant, vanter si simplement les bénéfices du mouvement, du nomadisme, eu égard aux sujets touchés par les migrations et les flexibilités obligées ? Avec la différence des sexes, le temps du mouvement et de l’arrêt se dispose différemment suivant les généalogies spécifiques des positions sexuées. En effet, s’il est vrai que le poids de l’histoire devenue tradition est insupportable et mortifère, l’ingénuité d’un présent aplati sur lui-même par l’égalitarisme, dans sa version historique cette fois-ci, est tout aussi aveuglant. Qui plus est, elle empêche d’apercevoir les occasions de liberté et de création qui viennent d’un héritage manqué.

La différence sexuelle concerne ainsi des positions sexuées, et non plus des identités. Pour une femme, aujourd’hui, l’espace physique et symbolique peut subir des agressions, certes, mais non plus au point de la menacer dans la totalité de son existence symbolique, et ce grâce au travail politique qui a été fait par d’autres – dans des distances généalogiques voire géopolitiques (nos gouvernants, mâles, occidentaux s’en sont aperçus, bien que de façon inversée et équivoque – ainsi l’implantation de la démocratie en Irak a aussi touché les Irakiennes, sujet rendu visible grâce à la position acquise par les femmes de l’hémisphère Nord). Le moment affirmatif du mouvement de la différence sexuelle n’est plus celui de la construction de remparts, mais le développement du jeu relationnel entre singularités donnant lieu à de nouvelles configurations, à de nouveaux ordres de la coexistence.

Positions sexuées, parce que la différence sexuelle n’est pas n’importe quelle différence – culturelle, sociale, historique, anthropologique – mais les traverse toutes, en commençant par le constat que les « femmes » ne sont pas un équivalent des « Noirs », « Juifs », « prolétaires », etc., la différence sexuelle traverse l’humanité entière sans pour autant la partager en deux groupes. La sexuation est matérialité dynamique, qui nous/me met dans la double position du sujet, actif et passif, qui se déplace pour trouver la bonne disposition au fil des changements et qui est déplacé malgré lui par la puissance et les manques du corps. Un acquis important du féminisme revient ici : prendre le corps au sérieux – hier c’était le corps hystérique – non seulement comme substrat déterminant, façonnable par la volonté individuelle ou manipulé par les normes sociales, mais comme puissance qui dans son opacité même (les symptômes, les résistances, les souffrances et les jouissances) devient ressort d’un mouvement à la fois interne, externe et excédant la subjectivité. Positions, donc, en ce qu’elles sont situées par les relations qui les constituent et qu’elles acceptent d’entretenir, dans la coopération comme dans le conflit – qui est une des formes de la relation, le cum de confligere, non pas sa fin ou son contraire – jusqu’à ce que la coupure d’un non, d’une prise de position, d’une décision, deviennent nécessaires, pour venir à bout d’une disposition qui s’est figée, pour ouvrir à nouveau l’espacement de la différence. La différence peut alors se lier à nouveau à l’égalité, si on considère celle-ci comme droit à établir le rythme du mouvement et à la condition que la liberté soit entendue comme la possibilité d’une révolte quand ce rythme devient monopole d’un autre.

La dynamique se structure avec l’espace, le mouvement et la force : le jeu de la différence sexuelle ainsi conçue se fait par positions et dispositions, qui se font, se défont, qui se recomposent et se décomposent, suivant les passions, les tensions, des corps sexués. Ars s/combinatoria ontologique dont les enjeux se trouvent à la fois dans les plis les plus singuliers et dans les questions que les temps nous posent.









La rédaction tient à saluer Federica Giardini pour son accompagnement précieux dans l’élaboration de ce numéro. Qu’elle en soit ici remerciée.



Federica Giardini sera également l’une des invitées des Ves Rencontres Internationales de l’Ordinaire (RIO) [Cinémas, Littératures et Sciences Humaines] du 25 au 28 novembre 2004 à Bordeaux qui auront pour thème cette année : Identités ? [sexe, genre et territoire] – Renseignements au 00 33 (0)5 57 35 19 24 ou programme de rencontres.

1 – Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949.
2 – Libreria delle donne di Milano est un des lieux historiques où a été pensée et façonnée la politique des femmes en italie. Lire de la Libreria delle donne di Milano, Non credere di avere dei diritti, Torino, Rosenberg e Sellier, 1987.
3 – Lia Cigarini, La politica del desiderio, Parma, Pratiche, 1995.
4 – Judith Butler, Gender Trouble, Londres-New York, Routledge, 1990.
5 – Françoise Collin, Le Différend des sexes, Paris, Pleins Feux, 1999 et, de la même auteure, « Politiqueer ou metaphysiqueer ?» entretien réalisé par David Zerbib, supplément « Les lettres françaises » de L’Humanité, août 2004.
6 – Rosi Braidotti, In metamorfosi, Milano, Feltrinelli, 2003.
7 – Luce Irigaray, Speculum, Paris, Minuit, 1974.
8 – Carla Lonzi, E’ già politica, Milano, Scritti di Rivolta Femminile, 1977.
9 – Luisa Muraro, La folla nel cuore, Milano, Il Saggiatore, 2000.
10 – Simone Weil, L’Enracinement, Paris, Gallimard, 1949.

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