Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
par Sandra Laugier
Imprimer l'articleComment ils se sont disputés
Pourquoi passer sa vie à deux plutôt que tout seul ?
La question est une question philosophique, métaphysique même. Stanley Cavell n’a cessé, dans son ouvrage classique À la recherche du bonheur, consacré à la comédie hollywoodienne « du remariage » mais aussi dans tout son travail récent (son livre sur le mélodrame, Contesting Tears, et ses livres consacrés à Ralph Waldo Emerson), de démontrer que non seulement la question du couple et du mariage est une question philosophique (cela, d’autres l’ont dit, et ce n’est pas forcément intéressant), mais qu’elle est LA question philosophique, rivalisant avec les questions traditionnelles : Que puis-je connaître ? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
Cavell a examiné le cinéma hollywoodien, dont on peut remarquer qu’il s’est, pour la majorité de sa production, centré sur la question du couple.
Le succès permanent de la comédie romantique ou du mélo, de « l’histoire d’amour » comme matériau de base de l’œuvre cinématographique n’est pas un hasard. Le cinéma est le lieu privilégié de l’invention du couple. Une étape cruciale de cette invention s’opère dans un ensemble de films de la période classique de Hollywood (1934-1947), qui sont tous construits sur le même schéma : un couple se sépare au début du film, et se réconcilie à la fin. Quiconque va régulièrement au cinéma (et ne snobe pas la production standard) s’apercevra que ce modèle, tout en étant emblématique du cinéma classique, est aussi une recette éprouvée et très actuelle : d’Abyss de James Cameron, à Quand Harry rencontre Sally de Rob Reiner, de Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, à Intolérable cruauté de Joel et Ethan Cohen, le remariage est un fil conducteur inévitable ou minimal (on remarquera sa présence régulière dans les films-catastrophe, comme Twister ou Le Jour d’après, qui voient le couple en crise se retrouver à l’occasion d’une menace de fin du monde).
Pourquoi la comédie du remariage est-elle une structure aussi importante ? La spécificité de cette forme est de nous mettre en présence d’un couple déjà constitué, sans qu’il y ait à raconter la rencontre, les étapes de la constitution du couple (parfois rappelée par touches). La comédie du remariage est ainsi plus apparentée à ce que Northrop Frye a appelé « Old Comedy » à la Shakespeare qu’à la « New Comedy » : il ne s’agit pas, comme dans la comédie romantique, de montrer un jeune couple qui surmonte progressivement les obstacles extérieurs (sociaux, ou physiques : distance géographique, absence de communication) à son union. Il faut dire que pour monter ce genre de scénario (s’il ne recourt pas au genre historique), le cinéaste d’aujourd’hui éprouve quelque difficulté, les préjugés pouvant s’opposer à la constitution initiale d’un couple étant largement atténués. D’où la surenchère dans la création des obstacles – amour homosexuel et/ou incompatibilités culturelles et/ou différence d’espèce (l’amour pour un alien, un vampire, un robot) et/ou handicaps divers… Il n’y a plus d’amour impossible, sauf si l’autre est mort, ou dans un autre espace-temps. Les interdits moraux qui présidaient au scénario des comédies romantiques ou des mélodrames d’autrefois doivent tant bien que mal être réactualisés ou radicalisés, ce qui est souvent aujourd’hui la tâche du film de science-fiction, ou du film pour ados.
Dans la « Old Comedy », et la comédie du remariage, par contre, il ne s’agit pas de mettre les héros ensemble, mais de les re-mettre ensemble, et c’est toute la différence, qui explique aussi la pérennité du genre. Il s’agit de surmonter une séparation, et donc, non plus de surmonter des obstacles extérieurs, mais intérieurs – l’impossibilité de rester ensemble. Bref, il s’agit de mettre le couple à l’épreuve, et
de montrer sous la menace de
la séparation, la nature de l’union (The State of the Union, comme le dit un titre de comédie du remariage particulièrement adéquat)1. On retrouve cette structure du remariage dans un nombre considérable de films, dont les films évoqués dans À la recherche du bonheur sont parmi les plus célèbres : The Lady Eve de Preston Sturges, It Happened One Night de Frank Capra, Bringing up Baby de Howard Hawks, The Philadelphia Story et Adam’s Rib de George Cukor, The Awful Truth de Leo McCarey. Tous ces films nous présentent un couple (divorcé ou séparé) qui apprend, dans le cours du film, à se retrouver, et ce pour des raisons qui clairement n’ont rien à voir avec la morale. Un élément remarquable de ces films est qu’ils sont centrés sur le couple en tant que tel, contrairement à bon nombre de leurs versions contemporaines qui incluent les enfants. Il est important que ces couples de ces films soient sans enfant, et permettent ainsi de poser dans sa radicalité la question du couple (pourquoi être à deux plutôt que tout seul) : ce n’est qu’en résolvant ce point qu’on peut envisager d’accueillir des enfants dans ce cadre (cela a l’air évident, mais ne l’est pas du tout, dans la mesure où au cinéma comme dans la vie, la question des enfants permet souvent d’éviter celle du couple).
Le scepticisme
et la reconnaissance
Les films évoqués dans À la recherche du bonheur posent la question du couple en lien avec celle du scepticisme. Le scepticisme philosophique met en doute l’existence du monde et d’autrui, par le fait même de désirer et de rechercher une preuve de cette existence. Cavell rapproche ce désir délétère de la tragédie shakespearienne. Othello veut une preuve (matérielle) de la fidélité de Desdémone : mais c’est en voulant savoir qu’il perd toute certitude. Les comédies du remariage représentent sur un mode comique ce trait du scepticisme : la perte du contact confiant et de la proximité avec le monde, et avec autrui, par le fait même de vouloir s’en assurer.
Cette problématique de la proximité au monde est, pour Cavell, la source du scepticisme. Elle est interne au médium cinématographique, qui met en évidence cette difficulté que nous avons à être dans le monde, cette impression d’un monde étranger, d’où je suis absent. C’est une expérience à la fois métaphysique, et ordinaire : le sentiment (qui relève du non-sens) que nous pourrions aussi bien ne pas exister, et que nous sommes comme étrangers à ce monde qui pourrait aussi bien exister sans nous. Le cinéma, en établissant une distance entre son spectateur et la « projection du monde » qu’il constitue, reproduit cette distance au monde, notre sentiment sceptique d’y être étranger.
Un film remarquable à ce propos, qui présente conjointement la difficulté d’être au monde et d’être en couple, est le film d’Arnaud Desplechin, Comment je me suis disputé… (Ce n’est pas forcément le meilleur exemple, car la réflexion de Desplechin et de son scénariste, Emmanuel Bourdieu, est nourrie de philosophie de Cavell). On peut penser aussi à La Vie est belle de Capra, où un ange tire le héros, James Stewart, du désespoir suicidaire, en le confrontant à un monde identique au monde réel à ceci près que le héros n’y a jamais existé. Ce film est une réflexion du cinéma sur lui-même, comme moyen de surmonter le scepticisme, en vous montrant non pas un monde qui n’existe pas (ça, c’est facile à imaginer) mais un monde où vous n’êtes pas. Le cinéma guérit alors du scepticisme en nous montrant d’une part un monde qui existe tout seul, sans notre contrôle, d’autre part en nous montrant comment être affecté par ce monde, être éduqué par cette expérience partagée.
Le scepticisme n’est donc pas un problème de connaissance, mais d’expérience : le problème n’est pas l’ignorance où nous sommes du monde, ou d’autrui, mais dans notre refus de le connaître et de s’exposer à lui. Ce n’est pas une difficulté théorique, mais une anxiété pratique. Les comédies du remariage mettent en évidence, pour la surmonter, la réappropriation par les héros du contact avec l’autre, de la capacité, par-delà la connaissance, de le reconnaître.
Cavell, dans son livre classique sur le scepticisme, les Voix de la raison, fait la différence entre deux types de scepticisme, le scepticisme qui concerne notre connaissance du monde (celui des philosophes), et celui qui concerne notre rapport à autrui (celui des couples). Le premier scepticisme peut disparaître ou être suspendu grâce aux arguments philosophiques, ou simplement par les sollicitations de la vie courante, comme l’a dit Hume : j’incline naturellement, lorsque je prends mon petit-déjeuner, je sors, discute avec mes amis, à supposer qu’il y a un monde. Mais le second scepticisme est vécu, et il est interne à ma vie quotidienne, dont les circonstances ne peuvent que le renforcer : la conversation, le rapport ordinaire devenus angoissants et étranges. Ce scepticisme, qui est représenté au cinéma par la séparation, il n’y a rien qui puisse le suspendre, il est simplement ordinaire. Le premier scepticisme – sur la connaissance, celui des philosophes – est un masque du second. Il transforme en question de connaissance une question plus radicale, celle du contact avec autrui, de sa reconnaissance comme être humain. Il déguise donc en incapacité (intellectuelle) de savoir, mon incapacité à accepter ma condition, ma vie ordinaire. Cavell met en évidence à propos de Shakespeare l’obstination tragique – chez Othello et Lear – à transformer en doute cognitif (sur la fidélité, la paternité, toutes formes très masculines de scepticisme) ce qui est en réalité une certitude intolérable, un savoir qu’on ne veut pas admettre. À l’origine du scepticisme, il y a le désir de transformer la finitude métaphysique, la solitude – en une difficulté d’ordre théorique.
Tragédie et comédie du couple
La tragédie d’Othello n’est pas dans le doute
(ou l’ignorance) où il est de la fidélité de Desdémone : elle est dans son refus d’admettre l’évidence : qu’elle est bien sa femme, et sienne (de chair et de sang, mortelle, comme lui), autre. Il craint donc moins son infidélité (le doute) que sa fidélité (le savoir). Le doute sur l’existence de l’autre s’avère un masque pour l’insupportable certitude de sa réalité – la tragédie étant le moment paroxystique où l’on choisit la mort de l’autre pour éviter cette certitude. La comédie du remariage représente, à l’inverse, le moment où l’on retourne la tragédie, ou l’on accepte cette certitude sans l’éviter : où l’on surmonte le scepticisme, par la conversation.
Le scepticisme exprime et dissimule la perte d’une proximité naturelle aux choses et à autrui. D’où l’importance du moment, point de départ des comédies du remariage, de la séparation, qui représente la perte, l’impossibilité de la conversation, d’être en relation avec autrui dans le langage. Cette perte impliquée dans la séparation met en évidence, à l’envers, la nature conversationnelle de la relation de couple : le divorce montre ce qu’est le mariage, exactement comme le scepticisme met en évidence la nature de notre connaissance. Accepter la conversation, c’est accepter d’être expressif, de s’exposer à l’autre. Ce qui explique la présence, dans tout film centré sur le couple, d’un moment ou l’un et/ou l’autre a son « grand air », s’exprime c’est-à-dire accepte l’exposition au langage, et l’expression de sa fragilité. Ainsi se définit la conversation : comme acceptation de la condition langagière, qui implique l’exposition de soi à l’autre, le passage du privé au public. Le cinéma est le lieu privilégié d’une telle exposition, rendue possible par la conversation, qui permet de surmonter l’état de scepticisme et de séparation, de se re-trouver. L’instrument de ces retrouvailles est ce qui est menacé ou nié dans le scepticisme, à savoir la conversation, dont les comédies offrent, dans l’allégresse des débuts du talkie, des exemples inégalés (pensez aux conversations de Katherine Hepburn et Cary Grant dans Philadelphia Story, ou de Cary Grant et Irene Dunne dans The Awful Truth). Cavell cite Milton, pour qui
la volonté d’une conversation « assortie et heureuse » (meet and happy conversation) est non seulement le fondement du mariage, et même le fait du mariage. C’est dans la Doctrine
et discipline du divorce que Milton fait cette remarque, montrant ainsi que la séparation est le seul moyen de
définir le mariage.
La conversation au cinéma est l’instrument de la reconnaissance et du pardon, mais aussi le lieu où s’invente une relation d’égalité dans le couple. La comédie du remariage travaille les mêmes thèmes que la tragédie ou le scepticisme – l’adultère, la jalousie, la peur de la sexualité féminine, le déni de reconnaissance, mais en les retournant. Le scepticisme initial est parfois représenté dans les comédies par un mur (entre les humains et le monde, entre l’homme et la femme) : par la couverture tendue par Clark Gable (« the Walls of Jericho ») dans la chambre du motel de It Happened One Night, ou par la porte battante qui sépare le couple, et les deux portes séparées par où sortent et rentrent les deux figurines d’un coucou, dans The Awful Truth. Ces deux films s’achèvent sur l’effondrement du mur : la couverture tombe au son de la trompette dans It Happened One Night, les deux figurines rentrent ensemble par la même porte dans The Awful Truth. La comédie du remariage ne nie pas la séparation des êtres ni leur différence : la réconciliation est une acceptation de l’état de séparation, à travers une problématique nouvelle, celle de l’égalité, qui permet d’être proche et loin, différent. Reconnaître l’autre veut dire accepter d’être son égal, son prochain, à la fois même et autre, de s’ouvrir à ce mélange intime et explosif d’amitié, d’amusement (fun) d’une part, de romance, de sexualité d’autre part, qui définissent la conversation du mariage.
Cet idéal du mariage comme conversation constitue, dit Cavell, un oui au mariage, renversant le non tragique ou sceptique. Ce « oui », étant lui-même une réitération d’un premier épisode, est aussi acceptation de la répétition (le re- du remariage et des retrouvailles), de l’ordinaire. C’est ce que montrent les scènes de ces comédies où les couples partagent des moments prosaïques, par exemple lorsque Clark Gable
et Colette Colbert miment une scène de ménage dans It Happened One Night, ou quand Katherine Hepburn, dans The Woman of the Year, se met en tête de préparer un petit déjeuner à son mari, créant l’apocalypse dans la cuisine. Dans cette mise en scène de l’ordinaire, qu’on ne trouve qu’au cinéma, s’accomplit ce qu’on pourrait nommer, à tous les sens du terme, une domestication du scepticisme par le quotidien. La comédie américaine met ainsi en évidence la capacité de l’ordinaire à réinventer le couple.
Eloge de la dispute
Il est alors particulièrement important que cette redéfinition du couple ne soit possible que dans le cadre d’une réflexion sur le divorce, la séparation. Ce qui, dans la tragédie, est évitement fatal de l’idée de la séparation, devient, dans la comédie, non pas l’oubli ou le refoulement, mais l’acceptation de cet état inéluctable de séparation. C’est bien la séparation qui définit le mariage, car ce n’est qu’à partir de la possibilité de la rupture qu’on peut définir une telle relation (de même que mon rapport naturel au monde se définit par la possibilité assumée de sa perte). On peut ainsi définir le couple à partir de cette nécessité de devoir quotidiennement surmonter la séparation, et régler ou exprimer le conflit que suscite la relation de couple. Cette relation est une relation d’égalité en droit, mais où est constamment à surmonter une inégalité de parole. C’est pourquoi, si l’on veut qu’il y ait égalité, elle n’est pas donnée, mais revendiquée. Cavell appelle pour cette raison la comédie
du remariage : « comédie de l’égalité », et y voit la mise en œuvre de l’émergence de la femme « comme être humain autonome ». On voit très bien cet enjeu féministe de la question du mariage dans It Happened One Night, qui, en dépit de l’absence de remariage effectif, est un élément fondateur du genre. Ce film peut prétendre appartenir au genre, parce qu’il déplace l’enjeu de la comédie, de la question attendue : ce jeune couple se mariera-t-il ? vers des discussions sur la nature du mariage, et l’équilibre à atteindre dans le couple (qui va éduquer qui ?). Le mariage de Gable et Colbert est un remariage, parce qu’ils ont déjà établi une relation de conjugalité dans leur voyage, instauré une familiarité qui apparaît dans une scène où, sur le premier terrain de camping, leur petit déjeuner est interrompu par les détectives privés à leur recherche, et où ils font semblant d’être un couple légitime, prouvant leur statut de couple en se disputant violemment : « Comme s’il existait une manière de se disputer qui soit elle-même un signe, pas exactement de félicité, mais, disons, d’affection. Comme si une disposition au mariage entraînait une certaine disposition à se disputer ». La dispute est essentielle au genre du remariage, et à la représentation du couple. Le concept de la dispute et du conflit est ainsi interne à celui de conversation : une véritable conversation est une conversation où l’on revendique, et où l’on apprend ainsi à parler le même langage. Ce travail d’éducation mutuelle par l’apprentissage d’un langage est essentiel au couple. « Imaginer un langage, c’est imaginer une forme de vie » (Wittgenstein). L’apprentissage d’un langage commun n’existe que dans le conflit. « Dans ces films parler ensemble c’est être ensemble pleinement et simplement, c’est un mode d’association, une forme de vie, et j’aimerais dire que, dans ces films, le couple principal apprend à parler la même langue. »
Alors, finalement, pourquoi être en couple plutôt que tout seul ? Il n’y a pas plus de réponse à cette question qu’il n’y en a à la question de savoir pourquoi il y a un monde (c’est en cela qu’elle est philosophique). La question est aussi de savoir comment passer son temps, dans une existence finie. Etre en couple, en conversation, c’est savoir passer du temps ensemble, s’amuser, et perdre du temps ensemble (et c’est pour cela que tant de formes de couples, dans cette définition à partir du remariage, sont possibles, et agréables : de même sexe, à plus de deux, etc.). Le moment des retrouvailles, dans Bringing up Baby, est celui où Cary Grant reconnaît qu’il ne s’est « jamais tant amusé ». Cavell donne cette belle définition dans À la recherche du bonheur : « Ce que ce couple fait ensemble est moins important que le fait qu’ils fassent tout ce qu’ils font ensemble, qu’ils sachent passer du temps ensemble ». C’est ce qui fait que la relation de couple possède quelque chose de la qualité de l’amitié. Mais elle a aussi quelque chose de différent, de nostalgique, au sens où elle implique aussi l’acceptation de la séparation, comme s’il s’agissait de surmonter la solitude en demandant, à chaque instant, ce qui est préférable à passer sa vie tout seul.
Cette remarque a une résonance politique, et on touche à un dernier enjeu de la question du mariage et du remariage. Cet enjeu apparaît clairement dans le discours de Milton sur le divorce et le mariage : un mauvais mariage est similaire à un État où les citoyens sont malheureux, où il n’y a pas de conversation politique. Il ne s’agit pas, dans ce parallèle, de faire du mariage une institution de pouvoir où l’un serait le souverain et l’autre le sujet, mais de concevoir le mariage en terme de contrat social, d’association : nous préférons passer notre vie ensemble que tout seuls. Dans le contexte américain qui est celui des comédies du remariage, la question prend une forme spécifique : il y a association entre le citoyen et l’État, qui doivent s’exprimer mutuellement. Si cette conversation disparaît, ou dégénère en expression creuse et conformiste (et cela arrive tous les jours) l’union doit se dissoudre, et de fait, il vaut peut être mieux être tout seul (c’est ce que se dit Thoreau à Walden).
L’histoire de Philadelphie
La conversation du mariage le constitue ainsi en affaire à la fois privée et publique. Le mariage est alors une affaire politique. Dans The Philadelphia Story, dont l’action se déroule dans un des lieux fondateurs de la république américaine, on entend dire à plusieurs reprises que le mariage annoncé (celui de l’héroïne, Tracy, interprétée par Hepburn, avec George, un homme d’affaires, qui finira en re-mariage de Tracy et Dexter, son ex-mari interprété par Grant) est « une affaire d’importance nationale ». Ce film suit au plus près la structure du remariage, avec l’échec de la conversation du premier mariage : lorsque Tracy reproche à Dexter son penchant antérieur pour la boisson, auquel elle impute l’échec de leur mariage, il réplique : « D’accord. Mais en m’épousant, tu t’étais chargée aussi de ce vice. Et là, tu n’as pas été une aide assortie. Tu as été une virago (a scold). » La cause du divorce n’est plus alors l’alcoolisme, mais la nécessité insatisfaite de trouver dans le mariage, suivant l’expression de Milton, « une aide assortie » et un remède à la solitude de tout être, et par là une conversation. La conversation du couple devient allégorique ou exemplaire de la conversation de la société dans son ensemble. D’où l’idée qu’il se passe quelque chose « d’une importance nationale », confirmée par le titre original d’À la recherche du bonheur de Cavell, qui reprend à une nuance près une exigence inscrite dans la Constitution américaine : Pursuit of Happiness.
Comment le mariage, qui relève de notre existence personnelle, privée, peut-il être d’une « importance nationale » ? C’est toute la question, et la présence si massive de la question du mariage dans le cinéma constitue une réponse en soi. S’il s’agit de décider du fait qu’il vaut mieux passer la vie ensemble que tout seul, la question n’est pas seulement théorique : elle est politique. Milton a affirmé clairement, dans sa Doctrine et discipline du divorce, que « tout un peuple est en rapport à un mauvais gouvernement comme un seul homme en rapport à un mauvais mariage. Si les hommes peuvent, contre toute autorité, toute alliance ou toute loi – s’ils peuvent sauver non seulement leur vie, mais aussi arracher d’honnêtes libertés à un esclavage indigne –, alors l’homme qui a passé un contrat privé, qu’il n’aura jamais contracté pour son malheur, peut tout aussi bien se libérer des troubles insupportables à sa paix honnête et à son juste contentement. »
Voyez la radicalité politique de cette affirmation : on a toujours raison de se révolter – contre tout gouvernement, ou contre un mariage – s’ils n’assurent pas le « juste contentement », car personne ne recherche son propre malheur (rappel utile, car le mariage est bien le champ où l’on pourrait là-dessus exprimer un certain… scepticisme). On retrouve ici l’idée de Thoreau, du droit de désobéissance, de se séparer d’un État qu’on ne reconnaît plus comme sien.
C’est cela, l’importance « nationale » (disons politique) du mariage : si le contrat du mariage est un modèle réduit, ou un exemple (au sens minimal et non moral) du contrat fondateur de la nation, alors nous devons à la nation une relation qui prend la forme d’une « conversation assortie et joyeuse ». Le devoir public et le devoir privé alors se confondent, dans l’exigence d’une conformité de cette relation à un idéal de justice et d’égalité. Les comédies du remariage poursuivent, dans leur recherche du bonheur, la conversation politique, et réclament une conversation véritable, qui soit une circulation de la parole entre égaux. C’est à la fois un rêve, et une réalité quotidienne : la vie ordinaire, le « domestique », étant alors le lieu possible de l’invention de cette conversation. Faire vivre ensemble le rêve et le réel, c’est toute la question du couple – comme c’est (ou devrait être) toute la question de la politique. Mon consentement (à une société, à un mariage, à une forme de vie) n’est jamais donné une fois pour toutes, il est constamment, ordinairement en dispute.
La rédaction tient à saluer Sandra Laugier pour son accompagnement précieux dans l’élaboration de ce numéro. Qu’elle en soit ici remerciée.
Sandra Laugier sera également l’une des invitées des Ves Rencontres Internationales de l’Ordinaire (RIO) [Cinémas, Littératures et Sciences Humaines] du 25 au 28 novembre 2004 à Bordeaux qui auront pour thème cette année : Identités ? [sexe, genre et territoire].Renseignements au 00 33 (0)5 57 35 19 24 ou programme de rencontres.
La question est une question philosophique, métaphysique même. Stanley Cavell n’a cessé, dans son ouvrage classique À la recherche du bonheur, consacré à la comédie hollywoodienne « du remariage » mais aussi dans tout son travail récent (son livre sur le mélodrame, Contesting Tears, et ses livres consacrés à Ralph Waldo Emerson), de démontrer que non seulement la question du couple et du mariage est une question philosophique (cela, d’autres l’ont dit, et ce n’est pas forcément intéressant), mais qu’elle est LA question philosophique, rivalisant avec les questions traditionnelles : Que puis-je connaître ? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
Cavell a examiné le cinéma hollywoodien, dont on peut remarquer qu’il s’est, pour la majorité de sa production, centré sur la question du couple.
Le succès permanent de la comédie romantique ou du mélo, de « l’histoire d’amour » comme matériau de base de l’œuvre cinématographique n’est pas un hasard. Le cinéma est le lieu privilégié de l’invention du couple. Une étape cruciale de cette invention s’opère dans un ensemble de films de la période classique de Hollywood (1934-1947), qui sont tous construits sur le même schéma : un couple se sépare au début du film, et se réconcilie à la fin. Quiconque va régulièrement au cinéma (et ne snobe pas la production standard) s’apercevra que ce modèle, tout en étant emblématique du cinéma classique, est aussi une recette éprouvée et très actuelle : d’Abyss de James Cameron, à Quand Harry rencontre Sally de Rob Reiner, de Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, à Intolérable cruauté de Joel et Ethan Cohen, le remariage est un fil conducteur inévitable ou minimal (on remarquera sa présence régulière dans les films-catastrophe, comme Twister ou Le Jour d’après, qui voient le couple en crise se retrouver à l’occasion d’une menace de fin du monde).
Pourquoi la comédie du remariage est-elle une structure aussi importante ? La spécificité de cette forme est de nous mettre en présence d’un couple déjà constitué, sans qu’il y ait à raconter la rencontre, les étapes de la constitution du couple (parfois rappelée par touches). La comédie du remariage est ainsi plus apparentée à ce que Northrop Frye a appelé « Old Comedy » à la Shakespeare qu’à la « New Comedy » : il ne s’agit pas, comme dans la comédie romantique, de montrer un jeune couple qui surmonte progressivement les obstacles extérieurs (sociaux, ou physiques : distance géographique, absence de communication) à son union. Il faut dire que pour monter ce genre de scénario (s’il ne recourt pas au genre historique), le cinéaste d’aujourd’hui éprouve quelque difficulté, les préjugés pouvant s’opposer à la constitution initiale d’un couple étant largement atténués. D’où la surenchère dans la création des obstacles – amour homosexuel et/ou incompatibilités culturelles et/ou différence d’espèce (l’amour pour un alien, un vampire, un robot) et/ou handicaps divers… Il n’y a plus d’amour impossible, sauf si l’autre est mort, ou dans un autre espace-temps. Les interdits moraux qui présidaient au scénario des comédies romantiques ou des mélodrames d’autrefois doivent tant bien que mal être réactualisés ou radicalisés, ce qui est souvent aujourd’hui la tâche du film de science-fiction, ou du film pour ados.
Dans la « Old Comedy », et la comédie du remariage, par contre, il ne s’agit pas de mettre les héros ensemble, mais de les re-mettre ensemble, et c’est toute la différence, qui explique aussi la pérennité du genre. Il s’agit de surmonter une séparation, et donc, non plus de surmonter des obstacles extérieurs, mais intérieurs – l’impossibilité de rester ensemble. Bref, il s’agit de mettre le couple à l’épreuve, et
de montrer sous la menace de
la séparation, la nature de l’union (The State of the Union, comme le dit un titre de comédie du remariage particulièrement adéquat)1. On retrouve cette structure du remariage dans un nombre considérable de films, dont les films évoqués dans À la recherche du bonheur sont parmi les plus célèbres : The Lady Eve de Preston Sturges, It Happened One Night de Frank Capra, Bringing up Baby de Howard Hawks, The Philadelphia Story et Adam’s Rib de George Cukor, The Awful Truth de Leo McCarey. Tous ces films nous présentent un couple (divorcé ou séparé) qui apprend, dans le cours du film, à se retrouver, et ce pour des raisons qui clairement n’ont rien à voir avec la morale. Un élément remarquable de ces films est qu’ils sont centrés sur le couple en tant que tel, contrairement à bon nombre de leurs versions contemporaines qui incluent les enfants. Il est important que ces couples de ces films soient sans enfant, et permettent ainsi de poser dans sa radicalité la question du couple (pourquoi être à deux plutôt que tout seul) : ce n’est qu’en résolvant ce point qu’on peut envisager d’accueillir des enfants dans ce cadre (cela a l’air évident, mais ne l’est pas du tout, dans la mesure où au cinéma comme dans la vie, la question des enfants permet souvent d’éviter celle du couple).
Le scepticisme
et la reconnaissance
Les films évoqués dans À la recherche du bonheur posent la question du couple en lien avec celle du scepticisme. Le scepticisme philosophique met en doute l’existence du monde et d’autrui, par le fait même de désirer et de rechercher une preuve de cette existence. Cavell rapproche ce désir délétère de la tragédie shakespearienne. Othello veut une preuve (matérielle) de la fidélité de Desdémone : mais c’est en voulant savoir qu’il perd toute certitude. Les comédies du remariage représentent sur un mode comique ce trait du scepticisme : la perte du contact confiant et de la proximité avec le monde, et avec autrui, par le fait même de vouloir s’en assurer.
Cette problématique de la proximité au monde est, pour Cavell, la source du scepticisme. Elle est interne au médium cinématographique, qui met en évidence cette difficulté que nous avons à être dans le monde, cette impression d’un monde étranger, d’où je suis absent. C’est une expérience à la fois métaphysique, et ordinaire : le sentiment (qui relève du non-sens) que nous pourrions aussi bien ne pas exister, et que nous sommes comme étrangers à ce monde qui pourrait aussi bien exister sans nous. Le cinéma, en établissant une distance entre son spectateur et la « projection du monde » qu’il constitue, reproduit cette distance au monde, notre sentiment sceptique d’y être étranger.
Un film remarquable à ce propos, qui présente conjointement la difficulté d’être au monde et d’être en couple, est le film d’Arnaud Desplechin, Comment je me suis disputé… (Ce n’est pas forcément le meilleur exemple, car la réflexion de Desplechin et de son scénariste, Emmanuel Bourdieu, est nourrie de philosophie de Cavell). On peut penser aussi à La Vie est belle de Capra, où un ange tire le héros, James Stewart, du désespoir suicidaire, en le confrontant à un monde identique au monde réel à ceci près que le héros n’y a jamais existé. Ce film est une réflexion du cinéma sur lui-même, comme moyen de surmonter le scepticisme, en vous montrant non pas un monde qui n’existe pas (ça, c’est facile à imaginer) mais un monde où vous n’êtes pas. Le cinéma guérit alors du scepticisme en nous montrant d’une part un monde qui existe tout seul, sans notre contrôle, d’autre part en nous montrant comment être affecté par ce monde, être éduqué par cette expérience partagée.
Le scepticisme n’est donc pas un problème de connaissance, mais d’expérience : le problème n’est pas l’ignorance où nous sommes du monde, ou d’autrui, mais dans notre refus de le connaître et de s’exposer à lui. Ce n’est pas une difficulté théorique, mais une anxiété pratique. Les comédies du remariage mettent en évidence, pour la surmonter, la réappropriation par les héros du contact avec l’autre, de la capacité, par-delà la connaissance, de le reconnaître.
Cavell, dans son livre classique sur le scepticisme, les Voix de la raison, fait la différence entre deux types de scepticisme, le scepticisme qui concerne notre connaissance du monde (celui des philosophes), et celui qui concerne notre rapport à autrui (celui des couples). Le premier scepticisme peut disparaître ou être suspendu grâce aux arguments philosophiques, ou simplement par les sollicitations de la vie courante, comme l’a dit Hume : j’incline naturellement, lorsque je prends mon petit-déjeuner, je sors, discute avec mes amis, à supposer qu’il y a un monde. Mais le second scepticisme est vécu, et il est interne à ma vie quotidienne, dont les circonstances ne peuvent que le renforcer : la conversation, le rapport ordinaire devenus angoissants et étranges. Ce scepticisme, qui est représenté au cinéma par la séparation, il n’y a rien qui puisse le suspendre, il est simplement ordinaire. Le premier scepticisme – sur la connaissance, celui des philosophes – est un masque du second. Il transforme en question de connaissance une question plus radicale, celle du contact avec autrui, de sa reconnaissance comme être humain. Il déguise donc en incapacité (intellectuelle) de savoir, mon incapacité à accepter ma condition, ma vie ordinaire. Cavell met en évidence à propos de Shakespeare l’obstination tragique – chez Othello et Lear – à transformer en doute cognitif (sur la fidélité, la paternité, toutes formes très masculines de scepticisme) ce qui est en réalité une certitude intolérable, un savoir qu’on ne veut pas admettre. À l’origine du scepticisme, il y a le désir de transformer la finitude métaphysique, la solitude – en une difficulté d’ordre théorique.
Tragédie et comédie du couple
La tragédie d’Othello n’est pas dans le doute
(ou l’ignorance) où il est de la fidélité de Desdémone : elle est dans son refus d’admettre l’évidence : qu’elle est bien sa femme, et sienne (de chair et de sang, mortelle, comme lui), autre. Il craint donc moins son infidélité (le doute) que sa fidélité (le savoir). Le doute sur l’existence de l’autre s’avère un masque pour l’insupportable certitude de sa réalité – la tragédie étant le moment paroxystique où l’on choisit la mort de l’autre pour éviter cette certitude. La comédie du remariage représente, à l’inverse, le moment où l’on retourne la tragédie, ou l’on accepte cette certitude sans l’éviter : où l’on surmonte le scepticisme, par la conversation.
Le scepticisme exprime et dissimule la perte d’une proximité naturelle aux choses et à autrui. D’où l’importance du moment, point de départ des comédies du remariage, de la séparation, qui représente la perte, l’impossibilité de la conversation, d’être en relation avec autrui dans le langage. Cette perte impliquée dans la séparation met en évidence, à l’envers, la nature conversationnelle de la relation de couple : le divorce montre ce qu’est le mariage, exactement comme le scepticisme met en évidence la nature de notre connaissance. Accepter la conversation, c’est accepter d’être expressif, de s’exposer à l’autre. Ce qui explique la présence, dans tout film centré sur le couple, d’un moment ou l’un et/ou l’autre a son « grand air », s’exprime c’est-à-dire accepte l’exposition au langage, et l’expression de sa fragilité. Ainsi se définit la conversation : comme acceptation de la condition langagière, qui implique l’exposition de soi à l’autre, le passage du privé au public. Le cinéma est le lieu privilégié d’une telle exposition, rendue possible par la conversation, qui permet de surmonter l’état de scepticisme et de séparation, de se re-trouver. L’instrument de ces retrouvailles est ce qui est menacé ou nié dans le scepticisme, à savoir la conversation, dont les comédies offrent, dans l’allégresse des débuts du talkie, des exemples inégalés (pensez aux conversations de Katherine Hepburn et Cary Grant dans Philadelphia Story, ou de Cary Grant et Irene Dunne dans The Awful Truth). Cavell cite Milton, pour qui
la volonté d’une conversation « assortie et heureuse » (meet and happy conversation) est non seulement le fondement du mariage, et même le fait du mariage. C’est dans la Doctrine
et discipline du divorce que Milton fait cette remarque, montrant ainsi que la séparation est le seul moyen de
définir le mariage.
La conversation au cinéma est l’instrument de la reconnaissance et du pardon, mais aussi le lieu où s’invente une relation d’égalité dans le couple. La comédie du remariage travaille les mêmes thèmes que la tragédie ou le scepticisme – l’adultère, la jalousie, la peur de la sexualité féminine, le déni de reconnaissance, mais en les retournant. Le scepticisme initial est parfois représenté dans les comédies par un mur (entre les humains et le monde, entre l’homme et la femme) : par la couverture tendue par Clark Gable (« the Walls of Jericho ») dans la chambre du motel de It Happened One Night, ou par la porte battante qui sépare le couple, et les deux portes séparées par où sortent et rentrent les deux figurines d’un coucou, dans The Awful Truth. Ces deux films s’achèvent sur l’effondrement du mur : la couverture tombe au son de la trompette dans It Happened One Night, les deux figurines rentrent ensemble par la même porte dans The Awful Truth. La comédie du remariage ne nie pas la séparation des êtres ni leur différence : la réconciliation est une acceptation de l’état de séparation, à travers une problématique nouvelle, celle de l’égalité, qui permet d’être proche et loin, différent. Reconnaître l’autre veut dire accepter d’être son égal, son prochain, à la fois même et autre, de s’ouvrir à ce mélange intime et explosif d’amitié, d’amusement (fun) d’une part, de romance, de sexualité d’autre part, qui définissent la conversation du mariage.
Cet idéal du mariage comme conversation constitue, dit Cavell, un oui au mariage, renversant le non tragique ou sceptique. Ce « oui », étant lui-même une réitération d’un premier épisode, est aussi acceptation de la répétition (le re- du remariage et des retrouvailles), de l’ordinaire. C’est ce que montrent les scènes de ces comédies où les couples partagent des moments prosaïques, par exemple lorsque Clark Gable
et Colette Colbert miment une scène de ménage dans It Happened One Night, ou quand Katherine Hepburn, dans The Woman of the Year, se met en tête de préparer un petit déjeuner à son mari, créant l’apocalypse dans la cuisine. Dans cette mise en scène de l’ordinaire, qu’on ne trouve qu’au cinéma, s’accomplit ce qu’on pourrait nommer, à tous les sens du terme, une domestication du scepticisme par le quotidien. La comédie américaine met ainsi en évidence la capacité de l’ordinaire à réinventer le couple.
Eloge de la dispute
Il est alors particulièrement important que cette redéfinition du couple ne soit possible que dans le cadre d’une réflexion sur le divorce, la séparation. Ce qui, dans la tragédie, est évitement fatal de l’idée de la séparation, devient, dans la comédie, non pas l’oubli ou le refoulement, mais l’acceptation de cet état inéluctable de séparation. C’est bien la séparation qui définit le mariage, car ce n’est qu’à partir de la possibilité de la rupture qu’on peut définir une telle relation (de même que mon rapport naturel au monde se définit par la possibilité assumée de sa perte). On peut ainsi définir le couple à partir de cette nécessité de devoir quotidiennement surmonter la séparation, et régler ou exprimer le conflit que suscite la relation de couple. Cette relation est une relation d’égalité en droit, mais où est constamment à surmonter une inégalité de parole. C’est pourquoi, si l’on veut qu’il y ait égalité, elle n’est pas donnée, mais revendiquée. Cavell appelle pour cette raison la comédie
du remariage : « comédie de l’égalité », et y voit la mise en œuvre de l’émergence de la femme « comme être humain autonome ». On voit très bien cet enjeu féministe de la question du mariage dans It Happened One Night, qui, en dépit de l’absence de remariage effectif, est un élément fondateur du genre. Ce film peut prétendre appartenir au genre, parce qu’il déplace l’enjeu de la comédie, de la question attendue : ce jeune couple se mariera-t-il ? vers des discussions sur la nature du mariage, et l’équilibre à atteindre dans le couple (qui va éduquer qui ?). Le mariage de Gable et Colbert est un remariage, parce qu’ils ont déjà établi une relation de conjugalité dans leur voyage, instauré une familiarité qui apparaît dans une scène où, sur le premier terrain de camping, leur petit déjeuner est interrompu par les détectives privés à leur recherche, et où ils font semblant d’être un couple légitime, prouvant leur statut de couple en se disputant violemment : « Comme s’il existait une manière de se disputer qui soit elle-même un signe, pas exactement de félicité, mais, disons, d’affection. Comme si une disposition au mariage entraînait une certaine disposition à se disputer ». La dispute est essentielle au genre du remariage, et à la représentation du couple. Le concept de la dispute et du conflit est ainsi interne à celui de conversation : une véritable conversation est une conversation où l’on revendique, et où l’on apprend ainsi à parler le même langage. Ce travail d’éducation mutuelle par l’apprentissage d’un langage est essentiel au couple. « Imaginer un langage, c’est imaginer une forme de vie » (Wittgenstein). L’apprentissage d’un langage commun n’existe que dans le conflit. « Dans ces films parler ensemble c’est être ensemble pleinement et simplement, c’est un mode d’association, une forme de vie, et j’aimerais dire que, dans ces films, le couple principal apprend à parler la même langue. »
Alors, finalement, pourquoi être en couple plutôt que tout seul ? Il n’y a pas plus de réponse à cette question qu’il n’y en a à la question de savoir pourquoi il y a un monde (c’est en cela qu’elle est philosophique). La question est aussi de savoir comment passer son temps, dans une existence finie. Etre en couple, en conversation, c’est savoir passer du temps ensemble, s’amuser, et perdre du temps ensemble (et c’est pour cela que tant de formes de couples, dans cette définition à partir du remariage, sont possibles, et agréables : de même sexe, à plus de deux, etc.). Le moment des retrouvailles, dans Bringing up Baby, est celui où Cary Grant reconnaît qu’il ne s’est « jamais tant amusé ». Cavell donne cette belle définition dans À la recherche du bonheur : « Ce que ce couple fait ensemble est moins important que le fait qu’ils fassent tout ce qu’ils font ensemble, qu’ils sachent passer du temps ensemble ». C’est ce qui fait que la relation de couple possède quelque chose de la qualité de l’amitié. Mais elle a aussi quelque chose de différent, de nostalgique, au sens où elle implique aussi l’acceptation de la séparation, comme s’il s’agissait de surmonter la solitude en demandant, à chaque instant, ce qui est préférable à passer sa vie tout seul.
Cette remarque a une résonance politique, et on touche à un dernier enjeu de la question du mariage et du remariage. Cet enjeu apparaît clairement dans le discours de Milton sur le divorce et le mariage : un mauvais mariage est similaire à un État où les citoyens sont malheureux, où il n’y a pas de conversation politique. Il ne s’agit pas, dans ce parallèle, de faire du mariage une institution de pouvoir où l’un serait le souverain et l’autre le sujet, mais de concevoir le mariage en terme de contrat social, d’association : nous préférons passer notre vie ensemble que tout seuls. Dans le contexte américain qui est celui des comédies du remariage, la question prend une forme spécifique : il y a association entre le citoyen et l’État, qui doivent s’exprimer mutuellement. Si cette conversation disparaît, ou dégénère en expression creuse et conformiste (et cela arrive tous les jours) l’union doit se dissoudre, et de fait, il vaut peut être mieux être tout seul (c’est ce que se dit Thoreau à Walden).
L’histoire de Philadelphie
La conversation du mariage le constitue ainsi en affaire à la fois privée et publique. Le mariage est alors une affaire politique. Dans The Philadelphia Story, dont l’action se déroule dans un des lieux fondateurs de la république américaine, on entend dire à plusieurs reprises que le mariage annoncé (celui de l’héroïne, Tracy, interprétée par Hepburn, avec George, un homme d’affaires, qui finira en re-mariage de Tracy et Dexter, son ex-mari interprété par Grant) est « une affaire d’importance nationale ». Ce film suit au plus près la structure du remariage, avec l’échec de la conversation du premier mariage : lorsque Tracy reproche à Dexter son penchant antérieur pour la boisson, auquel elle impute l’échec de leur mariage, il réplique : « D’accord. Mais en m’épousant, tu t’étais chargée aussi de ce vice. Et là, tu n’as pas été une aide assortie. Tu as été une virago (a scold). » La cause du divorce n’est plus alors l’alcoolisme, mais la nécessité insatisfaite de trouver dans le mariage, suivant l’expression de Milton, « une aide assortie » et un remède à la solitude de tout être, et par là une conversation. La conversation du couple devient allégorique ou exemplaire de la conversation de la société dans son ensemble. D’où l’idée qu’il se passe quelque chose « d’une importance nationale », confirmée par le titre original d’À la recherche du bonheur de Cavell, qui reprend à une nuance près une exigence inscrite dans la Constitution américaine : Pursuit of Happiness.
Comment le mariage, qui relève de notre existence personnelle, privée, peut-il être d’une « importance nationale » ? C’est toute la question, et la présence si massive de la question du mariage dans le cinéma constitue une réponse en soi. S’il s’agit de décider du fait qu’il vaut mieux passer la vie ensemble que tout seul, la question n’est pas seulement théorique : elle est politique. Milton a affirmé clairement, dans sa Doctrine et discipline du divorce, que « tout un peuple est en rapport à un mauvais gouvernement comme un seul homme en rapport à un mauvais mariage. Si les hommes peuvent, contre toute autorité, toute alliance ou toute loi – s’ils peuvent sauver non seulement leur vie, mais aussi arracher d’honnêtes libertés à un esclavage indigne –, alors l’homme qui a passé un contrat privé, qu’il n’aura jamais contracté pour son malheur, peut tout aussi bien se libérer des troubles insupportables à sa paix honnête et à son juste contentement. »
Voyez la radicalité politique de cette affirmation : on a toujours raison de se révolter – contre tout gouvernement, ou contre un mariage – s’ils n’assurent pas le « juste contentement », car personne ne recherche son propre malheur (rappel utile, car le mariage est bien le champ où l’on pourrait là-dessus exprimer un certain… scepticisme). On retrouve ici l’idée de Thoreau, du droit de désobéissance, de se séparer d’un État qu’on ne reconnaît plus comme sien.
C’est cela, l’importance « nationale » (disons politique) du mariage : si le contrat du mariage est un modèle réduit, ou un exemple (au sens minimal et non moral) du contrat fondateur de la nation, alors nous devons à la nation une relation qui prend la forme d’une « conversation assortie et joyeuse ». Le devoir public et le devoir privé alors se confondent, dans l’exigence d’une conformité de cette relation à un idéal de justice et d’égalité. Les comédies du remariage poursuivent, dans leur recherche du bonheur, la conversation politique, et réclament une conversation véritable, qui soit une circulation de la parole entre égaux. C’est à la fois un rêve, et une réalité quotidienne : la vie ordinaire, le « domestique », étant alors le lieu possible de l’invention de cette conversation. Faire vivre ensemble le rêve et le réel, c’est toute la question du couple – comme c’est (ou devrait être) toute la question de la politique. Mon consentement (à une société, à un mariage, à une forme de vie) n’est jamais donné une fois pour toutes, il est constamment, ordinairement en dispute.
La rédaction tient à saluer Sandra Laugier pour son accompagnement précieux dans l’élaboration de ce numéro. Qu’elle en soit ici remerciée.
Sandra Laugier sera également l’une des invitées des Ves Rencontres Internationales de l’Ordinaire (RIO) [Cinémas, Littératures et Sciences Humaines] du 25 au 28 novembre 2004 à Bordeaux qui auront pour thème cette année : Identités ? [sexe, genre et territoire].Renseignements au 00 33 (0)5 57 35 19 24 ou programme de rencontres.
1 – The State of the Union désigne également le discours annuel du président des États-Unis au congrès dans lequel il définit l’orientation de sa politique à venir. N.D.L.R.
• Les citations sont tirées de :
Stanley Cavell : The Claim of Reason, Oxford University Press, New York, 1979, traduction française S. Laugier et N. Balso, Les Voix de la raison, Le Seuil, Paris, 1996. Pursuits of Happiness, Harvard University Press, Cambridge, 1981, traduction française. C. Fournier et S. Laugier, À la recherche du bonheur, Paris, éditions Cahiers du cinéma, 1993.
Milton : Doctrine et discipline du divorce, traduction française C. Tournu, Belin, Paris, 2004.
• Voir aussi :
Stanley Cavell : The Senses of Walden, 2è éd., North Point Press, San Francisco, 1981.The World Viewed, Reflections on the ontology of film, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1971, 1979, traduction française C. Fournier, La projection du monde, Belin, Paris, 1999. Contesting Tears, The Hollywood Melodrama of the Unknown Woman, Chicago University Press, Chicago, 1997. Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, textes rassemblés par E. Domenach, Bayard, Paris, 2003
• Les citations sont tirées de :
Stanley Cavell : The Claim of Reason, Oxford University Press, New York, 1979, traduction française S. Laugier et N. Balso, Les Voix de la raison, Le Seuil, Paris, 1996. Pursuits of Happiness, Harvard University Press, Cambridge, 1981, traduction française. C. Fournier et S. Laugier, À la recherche du bonheur, Paris, éditions Cahiers du cinéma, 1993.
Milton : Doctrine et discipline du divorce, traduction française C. Tournu, Belin, Paris, 2004.
• Voir aussi :
Stanley Cavell : The Senses of Walden, 2è éd., North Point Press, San Francisco, 1981.The World Viewed, Reflections on the ontology of film, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1971, 1979, traduction française C. Fournier, La projection du monde, Belin, Paris, 1999. Contesting Tears, The Hollywood Melodrama of the Unknown Woman, Chicago University Press, Chicago, 1997. Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, textes rassemblés par E. Domenach, Bayard, Paris, 2003