Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
entretien de Sabine Prokhoris par Fabienne Brugèreentretien de Sabine Prokhoris et Guillaume Le Blanc et Fabienne Brugère
Imprimer l'articleL’espoir d’un jour
On dit souvent que l’espace de vie des couples est l’intime. Comment parler de l’intime ? Que dit le questionnement psychanalytique sur l’intime ?
Partir de l’espace que configure la situation de « faire couple » pour aborder la question de ce qu’on appelle l’« intime » me paraît bien venu à plus d’un titre, à condition que l’on ne rabatte pas l’intime sur la clôture du « privé » – ce qui est évidemment une pente le long de laquelle il est facile de se laisser entraîner. Ça me paraît bienvenu parce que ça situe l’intime non comme une dimension, solipsiste, de l’« intériorité », celle d’un individu qui serait comme une sorte de monade sans portes ni fenêtres, mais d’abord, et essentiellement, comme un espace-entre : un espace entre deux partenaires, un espace qui peut être qualifié de différentes manières, mais qui joue de toutes façons, pour chacun d’eux, comme dimension d’extériorité. Une dimension éminemment précieuse, déterminante, constitutive même. Si bien que l’intime, envisagé selon cette modalité, relèvera d’une situation où un lien de proximité extrême, avec tout ce que la proximité suppose de trouble du « propre », a fortiori lorsque la figure proche est investie comme figure d’élection, fabrique, pourrait-on dire, une figure du « soi ». Un lien de proximité qui est en même temps l’expérience d’une distance irréductible, si mince soit-elle, avec ce « prochain », comme dit Freud.
Ce qui, d’ailleurs, est exactement la perspective de la psychanalyse sur cette question.
Je vais essayer d’éclairer ce point – l’intime tel qu’on peut le problématiser à partir de la psychanalyse – de plusieurs façons. Je ne perds pas de vue que notre objet, dans cette rencontre, est la question du – des – couple-s. Mais il me semble que cette question précisément est prise, pour beaucoup de raisons, sur lesquelles nous reviendrons sans doute, dans un fatras indistinct d’idéaux, de stéréotypes, de malentendus, dont nous pouvons, les uns ou les autres, faire très durement les frais, en termes de malheur personnel. Qu’elle est empêtrée en somme dans tout un impensé, qui procède entre autres choses d’une profonde méprise sur cette question de l’intime.
Alors l’intime, du point de vue de la psychanalyse, qu’est-ce que c’est ? Quelle est sa valeur ? Sachant que l’intime, ce n’est pas un concept psychanalytique, pas un concept que l’on trouverait chez Freud par exemple. Lacan, cependant, dans l’un de ses séminaires, introduit un mot, « extime », qui serait comme le concept psychanalytique de l’intime. Vous voyez, on passe directement, dans cette sorte de jeu de mot génial, de l’évidence d’un « dedans » à l’espace d’un « dehors ». Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? En fait une chose assez simple, à savoir que le plus singulier, le plus inaliénable du « propre », l’étoffe dont il est fait, c’est de l’« autre ». De l’autre proche, étrangement familier autant que définitivement, inguérissablement étranger. Ou plus exactement, que cette étoffe du « propre », que les motifs qui la font unique, reconnaissable entre toutes, c’est une espèce de tissage entre différentes adresses, c’est-à-dire entre différentes situations de « toi-ET-moi ». Donc entre différentes configurations de l’espace-entre. Lacan écrit quelque part, reprenant et déplaçant la remarque de Pascal, reprise par Buffon, que « le style, c’est l’homme à qui on s’adresse »1. Et bien voilà, c’est ça, la matière hors de soi de l’« intime », c’est ça, c’est l’« extime ». C’est-à-dire ni « moi », ni « toi », mais cet espace hors chacun, cet espace que creuse l’appel d’air de l’adresse, cet espace qui devient part vitale, essentielle, qui devient l’« intime ». Tenez, je pense à Montaigne, par exemple, les Essais. Ce serait l’exemple même de l’intime en ce sens, c’est-à-dire de l’« extime », cette prolifération d’autres dans le cours et le corps de l’écriture, les citations, en latin, en français, en grec – plusieurs langues – , la manière dont le texte est traversé, emmené ici ou là, par telle ou telle parole d’un autre, cette structure digressive... Souvenez-vous, « je n’ai pas tant fait mon livre que mon livre ne m’a fait ». « Mon livre », c’est-à-dire toutes ces voix, cette polyphonie, dont « je », le « je » intime qui est le sujet des Essais, est un effet, un effet mouvant, non définitivement fixé.
Puisque nous parlons de Montaigne, je viens de lire, à propos d’adresse – et on va tomber tout droit sur notre question, celle du couple – un recueil de lettres qu’il a écrites, notamment à son père et à son épouse. Ce sont des lettres absolument magnifiques, et on comprend en les lisant à que point l’intime/« extime » est je dirais sécrété dans l’adresse élective, dans le geste par lequel on fait couple. Et ce qui est remarquable, c’est cette espèce d’entrelacement dont témoigne cette correspondance, cet entrelacement de différentes figures de couples : Montaigne/La Boétie, La Boétie/son épouse, à travers le récit
de Montaigne, Montaigne/son père, Montaigne/son épouse2. Il y a un fragment d’une lettre bouleversante écrite par Montaigne à son père au moment de la mort de La Boétie – tout le monde se souvient de ce «parce que c’était lui, parce que c’était moi», mot du lien d’élection – , et c’est vraiment une lettre sur un amour incroyable. Il fait le récit de la mort de La Boétie, âgé de 32 ans, il fait ce récit à son père qui en a 72, il raconte cette confiance exigeante, essentielle, cette adresse qui ne peut souffrir qu’on s’y dérobe, de La Boétie au moment de sa mort, La Boétie qui attend de Montaigne qu’il soit présent, lui, plutôt que sa propre femme, pour protéger celle-ci de cette douleur, de la brutalité énorme qu’inflige le déchirement de la mort. Et l’on voit là se dessiner plusieurs configurations du lien de couple, qui jouent les unes par rapport aux autres, chaque lien, dans ce qu’il a d’unique, préservant quelque chose de l’autre.
Si on revient à la psychanalyse, pour reprendre cette affaire de l’intime/ «extime», l’expérience de la cure, du dispositif analytique, donne accès à cette dimension, justement. La règle fondamentale, « dites ce qui vous vient à l’esprit », couplée à l’attention également flottante de l’analyste, ça produit et ça fait surgir cette dimension-là. Ce n’est pas une histoire d’aveu, de dévoilement des turpitudes ou des gloires d’un moi caché. En fait, ce qu’on appelle « la vie privée » de l’analysant, on n’en a rien à faire, je dirais. Ce n’est pas la question. L’attention de l’analyste est « également flottante », ça veut dire qu’elle a à se détacher de l’adhérence aux contenus, pour se montrer disponible à la situation d’adresse : l’analysant nous parle – Wladimir Granoff, dans un livre qui vient de paraître, Le Désir d’analyse3, livre passionnant, très poignant, aussi, qui témoigne, après la mort il y a quatre ans de Granoff, des différentes adresses qui l’ont fait homme et analyste, Wladimir Granoff, donc, rappelle que là-dessus Lacan avait remis les pendules à l’heure. C’est le fait que l’analysant nous parle qu’il incombe d’accueillir, souligne Granoff. Et c’est à cette situation que doit être articulé pour nous, analystes, ce que nous dit l’analysant, non à quelque injonction à ne rien nous celer.
Après on peut revenir de façon critique sur Lacan, ça nous entraînerait trop loin pour notre propos présent.
Cela dit, sur cette histoire d’aveu, d’intime réduit au « sale petit tas de secrets » dont parlait Malraux – Deleuze est complètement pris là-dedans, Foucault non, sa critique de la psychanalyse, y compris quand il en rattache le dispositif à la tradition de l’aveu, est beaucoup plus subtile, moins arrogante, que celle de Deleuze –, sur cette histoire du « sale petit tas de secrets », donc, évidemment qu’une certaine pratique de la « psychanalyse », qui rabat l’intime sur le huis-clos d’une subjectivité honteuse, est en plein là-dedans. Au prix d’une torsion tout de même hallucinante de la teneur de la règle fondamentale qui rend opérant le dispositif freudien, qui fait sa spécificité, et c’est pourquoi d’ailleurs je mettais des guillemets tout-à-l’heure, car je me demande vraiment si c’est encore de psychanalyse qu’il s’agit. Je pense en particulier à un cours de Jacques Alain Miller, un cours
de 1985/86, sur le livre VII du Séminaire de Lacan (L’Éthique de la psychanalyse)4, cours intitulé justement « extimité ». Dans ce cours, la règle fondamentale (« dites ce
qui vous vient à l’esprit », association libre/écoute également flottante) devient « intimation à faire savoir » (sic). Pas mal, non ? Il est vrai que, dans ce même cours, J.A. Miller explique tranquillement qu’« il faut normaliser les paradoxes lacaniens ». Ben voyons !... Soit dit au passage, on ne trouve pas trace dans l’édition officielle du Séminaire du mot « extimité », apparemment remplacé, – c’est moins ébouriffant – par celui de «proximité».
Terme juste au demeurant. Dans L’Esquisse pour une psychologie scientifique, ce texte écrit dans une fièvre cocaïnique, adressé à l’ami d’élection du moment, Fliess en l’occurrence, où cette affaire de l’«extime», sans le mot, est décrite, selon une sorte de généalogie, Freud parle du « proche », oui5. C’est bien du contact avec le proche d’élection, en effet, ce proche avec lequel d’emblée s’instaure un « faire couple », (et Freud a là en vue le couple nourrisson/mère, une mère traversée par les traces en elle de cet état de démunition initiale dans lequel se trouve son enfant), que sourd l’intime/« extime ». Alors quand Miller « normalise les paradoxes lacaniens », ça vaut apparemment aussi pour les paradoxes freudiens, à commencer par celui de la règle fondamentale, devenue affaire de police, et non plus méthode pour reprendre langue avec ce qu’Henri Michaux appelle « le merveilleux normal »6, à savoir, en deçà de contenus représentatifs finalement figés, « si médiocres souvent », comme dit Michaux, l’ensemble des mouvements complexes, agités, qui ne cessent de se tramer en nous, et sont toujours liés à de l’espace-entre.
Espace-entre que figure, transpose, et matérialise, le jeu en du dire. Je pense aussi à ce texte de Beckett, dans L’Innommable7, sur les mots : « ... je suis en mots, je suis fait de mots, les mots des autres, quels autres, l’endroit aussi, l’air aussi, les murs, le sol, le plafond, des mots, tout l’univers est ici, avec moi, je suis l’air, le mur, l’emmuré, tout cède, s’ouvre, dérive, reflue, des flocons, je suis tous ces flocons, se croisant, se séparant, s’unissant, se séparant, où que j’aille je me retrouve, m’abandonne, vais vers moi, viens de moi, jamais que moi, qu’une parcelle de moi, reprise, manquée, perdue, des mots, je suis tous ces mots, ces étrangers... ».
Et ailleurs : « les mots sont là, quelque part, sans faire le moindre bruit, [...], ils me diront qui je suis, je ne comprendrai pas, mais ce sera dit, ils auront dit qui je suis, et moi je l’aurai entendu, et je l’aurai dit, sans bouche je l’aurais dit, je l’aurais entendu hors de moi, puis aussitôt dans moi, c’est peut-être ça que je sens, qu’il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c’est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d’une part le dehors, de l’autre le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d’un côté ni de l’autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j’ai deux faces et pas d’épaisseur, c’est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan... »8
Voilà, une incroyable description de l’intime/« extime », de cette condition qui est la nôtre d’être fait d’espace-entre. Car les mots, après tout, et lorsqu’à l’aube de notre existence ils ne sont qu’une masse indistincte et opaque, qui nous environnent de toutes parts et nous pénètrent, en bribes insistantes, énigmatiques, les mots qui sont ainsi « en nous et hors de nous », – on baigne dedans, on boit la tasse, on apprend à y nager – déjà alors ils existent comme adresse, si obscure soit-elle. Initiale épreuve du faire couple, dans cette adresse, adresse mutuelle, quoique dissymétrique : car quant à parler, c’est d’abord l’autre qui nous parle lorsque nous ne parlons pas encore, cet autre à qui comme infans c’est sans mots que nous nous adressons. Et bien je dirais que c’est à cela très exactement qu’on a à faire dans l’espace analytique, que c’est cela, ce mode d’existence des mots, au-delà – ou en deçà – de leur teneur sémantique, qui fait le lien de ce couple à la fois si étrange et si ordinaire que forment l’analysant et son analyste.
Quant à l’enjeu millérien, il est explicitement celui de l’assujettissement comme visée de la cure. No comment. Mais il me semble qu’il y aurait moyen de court-circuiter ce genre de dévoiement du dispositif analytique et de sa visée – classiquement, la levée du refoulement – si l’on concevait celle-ci à partir de cette note non-explicitée que Freud rédige très peu de temps avant sa mort : « Psychè est étendue ; n’en sait rien. »9 Ce que je me dis, c’est qu’on pourrait voir ce « n’en sait rien », cette ignorance, comme une description du refoulement, dont un des effets serait de circonscrire l’intime à
la clôture d’un « soi » oublieux de l’« extime » – ce dehors – qui l’a fait tel ou tel – et aussi malade. Malade de cette méconnaissance. Et que la levée du refoulement, ce serait l’accès à une ouverture de l’intime tant sur sa généalogie (la complexité qui a constitué une singularité), que sur ses possibles. L’ouverture, donc, sur de la modification, qui renoue, mais en se déprenant de ce qui a pris forme de diktats, avec l’inconscient comme « discours de l’autre », selon le mot de Lacan. Avec l’« extimité » native de toute figure d’intimité.
Bien sûr, c’est au prix d’un trouble des repères enkystés. Un trouble qui est celui de la crise ouverte par l’amour (l’amour dit de transfert, dans l’analyse). Crise, désorientation. « État pathologique normal » : c’est ainsi que Freud qualifie le rêve, le deuil, l’état amoureux. Pathologique, au sens, je dirais, du « merveilleux » de Michaux, qui a rapport aussi avec cela, « les perturbations de l’esprit ». Pathologique, c’est-à-dire ouvert aux courants d’air – aux gouffres – de l’« extimité ».
Vivre en couple(s), est-ce apprendre à se transformer ou à se modifier tant le soi est toujours déporté vers l’autre ?
Bon, ce qu’on peut dire, c’est que dans n’importe quelle forme de couple – couple officiellement identifié comme couple amoureux, couple amical, couple de travail, couple mère/ou père//fille/ou fils, couple fraternel, et la liste des relations privilégiées à deux n’est pas close, il peut y avoir aussi des situations très fugaces, complètement fortuites, non-instituées –, il y a une dimension amoureuse. C’est-à-dire la dimension du « parce que c’était lui, parce que c’était moi », que j’évoquais tout-à-l’heure à propos de Montaigne et de La Boétie. Autrement dit, une élection nécessaire autant qu’hasardeuse, une évidence quasi désespérée, traversée par les courants affectifs les plus violents, les plus doux aussi, l’abandon et la peur, une évidence hantée par le sexuel, fût-ce en ses dérivés sublimés. C’est qu’on est déjà là-dedans dès qu’on vient au monde. Et puis après, ça prend différentes formes très tôt, dans l’enfance. Tout le monde se souvient de cela, ou observe, ces passions enfantines, à l’école maternelle : l’ami(e) de coeur, l’amoureux(se). Déjà les expériences de trahisons, d’infidélité, d’irrépressible élan d’amour ou de détestation... À l’adolescence ça flambe. Et puis on voit ça à l’œuvre aussi dès qu’il y a un groupe. Il y a toujours des choses à deux qui se construisent, dans un collectif – pas forcément les mêmes choses avec les mêmes partenaires –, et c’est à partir de ces petits duos ouverts et démultipliés que se construisent des unités plus larges.
Cela dit, dans notre monde, le couple amoureux reconnu comme tel, institué, et de préférence hétérosexuel, est supposé être la vraie figure du couple. D’ailleurs je suis étonnée de constater que beaucoup de gens cessent de nouer de nouveaux liens d’amitié une fois terminée la période de l’adolescence. Je me souviens d’ailleurs d’un propos de Michel Foucault, disant en substance que c’est à partir du moment où l’amitié a cessé d’être un rapport socialement valorisé, – intime, mais non purement privé, autrement dit (supposément) hors de toute codification sociale, si l’on s’en tient à l’opposition privé/public – que l’homosexualité est devenue un problème. Il me semble qu’il y a là quelque chose qui mène assez loin, et nous parle d’une généalogie du « privé » comme espace confiné et pauvre, comme institution de clivages entre les couples valables et ceux qui le sont moins, et au sein même des couples d’ailleurs. Je me souviens du propos d’un de mes éminents confrères, rapporté par une analysante, disant à une jeune femme en difficulté dans son couple, un couple dont l’une des dimensions – une des forces – était une collaboration de travail, intime, dans le champ intellectuel et artistique, que « un couple, ce n’était pas ça de toutes façons »... On peut discerner dans ce genre de propos les répercussions de ce dont parle Foucault sur la conception du couple amoureux, les normes et les idéaux qui le définissent. Foucault continue, poursuit son propos en disant aussi que c’est parce que le couple amoureux fonctionne dans notre société d’une façon aussi repliée et finalement étriquée, sur les stéréotypes de la petite vie privée, que la vie de célibataire est aussi misérable.
Heureusement, l’expérience du couple amoureux, pour en revenir à lui, c’est aussi une mise en crise des idéaux, d’abord parce que c’est, je crois, une des situations qui nous expose le plus à de la modification, par frottement je dirais. Ceci en raison, et c’est une autre façon de reprendre cette question de l’intime, de la dimension conversationnelle du couple, au sens de Goffman ou de Foucault – le Foucault qui introduit le concept de gouvernementalité, sur le modèle, goffmanien, de la conversation.
J’ajouterais que ceci peut advenir – ce qui n’est hélas pas toujours le cas – à condition que le couple amoureux – au sens étroit des clichés de l’amour-de-couple – puisse ne pas être seulement cela. Puisse être en même temps un couple d’amitié, un couple de jeu, un couple, pourquoi pas, de travail, un couple fraternel. Puisse aussi subvertir, jusque y compris dans la sexualité, l’assignation aux rôles sexués, qu’il s’agisse d’ailleurs d’un couple homme/femme, femme/femme, homme/homme.
Revenons à la gouvernementalité, je pense qu’elle nous permet de reprendre et la question de la modification, et celle de l’égalité entre les partenaires. Car elle nous permet d’entrer dans la question des relations de pouvoir sur un mode non-figé, autrement que par le concept, assez pauvre, peu opératoire à mon sens, de la domination. Les relations de pouvoir, elles sont bien entendu sans cesse à l’œuvre, dans les relations de couples comme dans toutes les autres situations humaines, et cela, il ne s’agit pas de le diaboliser. Dans son livre récemment traduit, Le Pouvoir des mots10, Judith Butler montre bien, fidèle en cela à Foucault, que la performativité des discours et des situations relationnelles n’est pas univoque, souveraine, et absolue. Que penser en termes de domination non seulement adhère, à l’idée – religieuse en son fond – de souveraineté, mais sape les voies (x) de toute possibilité de changement. Autrement dit, la croyance même à la domination est soumission à son illusion, c’est-à-dire au leurre de la souveraineté. Or évidemment que cette soumission produit des effets, et bien sûr qu’elle ne procède pas de rien. Mais entrer
disons dans l’arène d’une performativité critique – c’est cela la gouvernementalité –, et bien ça peut conduire à une série
de modifications des places et des effets
de pouvoir.
J’ai envie de dire que le jeu du couple (amoureux entre autres), c’est l’accès à cette plasticité performative, sur un mode d’ailleurs tant ludique que parfois conflictuel. En tout cas, je crois que c’est ça qui permet d’accéder à une figure de l’égalité, dans le jeu mobile des dissymétires et des assymétries qui font le caractère unique de toute rencontre.
Quel est le poids du juridique et des institutions dans les pratiques de couple(s) ?
Tout ce qu’on a dit précédemment concernant le couple amoureux vaut à mes yeux pour le couple hétérosexué comme pour le couple homosexué, lequel peut, tout autant, se trouver pris dans les filets des stéréotypes du couple et de la sexuation. Tout simplement parce que dès qu’on fait couple, les clichés les plus éculés, mais qui n’en sont pas moins puissants pour cela, étendent sur nous leurs tentacules. C’est la rançon exhorbitante de la valorisation exclusive du couple amoureux qui a cours dans notre société, et dont nul ne se trouve indemne, bien que chacun puisse trouver comment jouer avec tout ça, et y trouver son compte d’une manière inventive.
À cet égard, c’est vrai que l’institution du PACS a sans doute eu des incidences, puisque non seulement le PACS permettait une extension du domaine du couple amoureux, mais qu’il n’était pas non plus réservé aux gays et aux lesbiennes.
Cependant, je suis pour ma part favorable à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, et pas seulement pour des raisons « humanistes » et républicaines de non-discrimination. Même si je partage l’avis de Derrida (entretien du Monde du 19 août 2004) qu’il faudrait imaginer un PACS élargi quant aux droits auxquels il donne accès, je ne suis pas d’accord avec la modalité de sa réserve sur le mariage, le mariage pour lequel, dit-il, son « respect demeure intact ». Qu’est-ce que c’est que ce respect, en effet, sinon cela même dont à mes yeux il faudrait pouvoir se déprendre ? C’est-à-dire l’adhésion, au bout du compte, à une vision de l’indéfectible souveraineté, anhistorique, transcendante, de l’institution « mariage », alors oui religieuse en son fond. Derrida est du reste parfaitement cohérent lorsqu’il préconise que le « mariage », même ouvert à tout couple, homosexué ou hétérosexué, relève exclusivement du champ religieux, et qu’un super PACS, qui ne concerne pas uniquement les couples, unisse juridiquement ceux qui le souhaitent. Pourquoi pas, en effet ? Mais à mes yeux, il en va de l’institution « mariage » – de toute institution à vrai dire – comme des discours, performatifs mais non-univoques, traversés disons par une incertitude performative constitutive. Et j’appliquerais volontiers au mariage comme institution les analyses que propose Judith Butler pour penser le statut des discours et de la résistance à leur absolutisme supposé. C’est-à-dire que je refuserai d’adhérer à l’évidence inquestionnée de la souveraineté performative de l’institution « mariage », évidence qui conduit non à vraiment laïciser le mariage, mais à en confier la « gestion » à l’autorité religieuse. Je pense au contraire que l’ouverture juridique du mariage aux couples de même sexe, du mariage civil, contribue, au-delà de ce qui touche à la question des discriminations, à la défaite de la souveraineté performative de l’institution, et à une véritable critique de cette souveraineté. Critique au sens de cet « art de ne pas être tellement gouverné » qui est le battement même du concept foucaldien de gouvernementalité.
Par ailleurs, en ce qui concerne la possibilité pour les couples de même sexe de devenir parents, je ne vois pas ce qui pourrait conduire la société à s’y opposer, hormis ce « haut degré de conformisme » dont parle Mary Douglas, lorsqu’elle écrit que « en qualifiant un phénomène de dangereux, on le dérobe à la discussion, et on atteint par là le plus haut degré de conformisme »11.
Qu’est-ce qu’être féministe aujourd’hui selon vous ?
Bon, c’est une question piégée, certes, mais je vais tenter d’y répondre. Pourquoi dis-je qu’elle est piégée, sinon parce qu’elle repose sur le signifiant « femme », qui comme le signifiant « homme », ne peut pas, pour la psychanalyste que je suis – et pas davantage dans mon expérience personnelle – être pris tel quel, sans critique. Donc, je vais essayer de vous répondre sur plusieurs plans, et on verra ce qui sort de leur articulation.
Donc, être « féministe », ce serait quoi ? Au degré zéro de la chose, et bien sûr c’est important, c’est déjà combattre les discriminations et les violences dont les femmes font l’objet au motif qu’elle sont des femmes. Mais une fois qu’on a dit ça, je ne crois pas qu’on soit très avancé. Ce qui me paraît plus intéressant, moins simple aussi sans doute, c’est autre chose, qui serait du côté de la critique de l’emprise extravagante de ces signifiants, « homme », « femme », sur nous – au plus intime de nous, pour revenir à cette question de
l’intime.
Quand je dis « signifiant », j’emploie ce terme en son sens psychanalytique – lacanien en l’occurrence. Un signifiant, au sens psychanalytique, c’est justement l’effet d’emprise sur un sujet – emprise intime, insue, quoique souvent en crise – de l’« extime » qui le fait.
Lorsque Lacan dit que « les hommes, les femmes, les enfants, ce ne sont que des signifiants », il nous dit que notre adhérence inconsciente à ce qui nous identifie comme « homme » ou « femme » (je laisse la question de l’enfant de côté, je l’ai développée amplement dans Le Sexe prescrit12), est, en gros, un symptôme, c’est-à-dire nous parle d’autre chose, à savoir en aucun cas de la « réalité » des « hommes » ou des « femmes », mais des processus qui nous assignent à ce « choix » sexué. Processus sexuels, au sens freudien, mais non sexués. Autrement dit, le sexué, et y compris le sexué sexuel (l’érotisme sexué), procède d’une dimension sexuelle (érotique) non sexuée, éminemment fluide et instable. Non l’inverse.
Donc, avec tout ça, être féministe, peut-être que c’est d’abord commencer par débusquer, inlassablement, les lieux de cette puissance des signifiant «homme» ou « femme ».
C’est étonnant – encore que pas tellement, après tout – comme on la voit à l’œuvre, cette emprise, comme une sorte de « philosophie spontanée » disons « machiste », y compris chez quelqu’un comme Foucault. Je suis tombée l’autre jour sur un texte où il commente Saint Augustin, à propos du « célèbre geste d’Adam couvrant son sexe d’une feuille de figuier », geste qui s’explique, selon Saint Augustin, note Foucault, non par le simple fait qu’Adam avait honte de sa présence, mais « par le fait que ses parties s’agitaient sans son consentement ». Le commentaire de Foucault est intéressant : « le sexe incontrôlé de l’homme est l’image de ce qu’Adam fut à l’égard de Dieu, un rebelle. »13 Si c’est ce que pense Saint Augustin, Foucault le suit sur ce terrain sans hésiter : incontrôlé, ça voudrait dire forcément en érection. Et une érection souveraine, au sens qui chez Flaubert est cruellement ironique : « érection : ne se dit qu’en parlant d’un monument »... (Dictionnaire des idées reçues). Voilà très exactement ce que James Baldwin appelait, dans un fort beau texte sur Gide, « la prison du masculin »14. Et c’est à mille lieues de ce que peut énoncer, sur la même question, Montaigne – encore lui, décidément – qui nous parle, lui aussi, de « l’indocile liberté de ce membre, s’ingérant si importunément lorsque nous n’en avons que faire, et défaillant si importunément lorsque nous en avons le plus à faire... »15 Il est vrai qu’il ne s’agit pas chez Montaigne d’un face-à- face avec Dieu, d’une lutte de souveraineté, donc. Et bien là, je crois qu’on a un très bel exemple d’une défaillance chez Foucault – on la lui pardonnera... – de l’attitude critique, c’est-à-dire de ce qui permet de décoller l’adhérence en nous du repère, inébranlable, de la souveraineté.
J’ai fait un détour, mais je crois qu’il permet de donner un sens, disons, critique, à une position « féministe ». Une position qui s’appuierait non sur un quelconque « être-femme », mais sur un patient travail de dé-tissage des soi-disant évidences de la sexuation.
Pour moi, cela voudrait dire aussi penser la sexuation, et le choix sexué, au-delà des données de hasard qui nous font naître de garçon ou fille, en termes de voisinage des sexes, et non de «différence des sexes». Cela signifie aussi penser et expérimenter – et l’expérience du couple peut être un espace propice pour cela – les voies, les apories, les possibles, de notre «transsexualisme » psychique. Je désigne par là notre sexuation comme effet, plus ou moins consenti, plus ou moins libre, plus ou moins ludique, de nos identifications, et non comme donnée auquel notre destin se doit d’être conforme.
Je me doute que ma réponse à cette question du féminisme est une réponse un peu de travers. Je ne sous-estime nullement je crois la nécessité politique d’un « féminisme », mais je pense, que ça ne peut que passer par ce que Judith Butler désigne comme « subversion des identités », sous peine de reconduire la souveraineté qu’il m’importe de critiquer. Souveraineté qui articule très certainement la « prison du masculin », comme nous l’a montré la petite digression sur l’érection devant Dieu versus l’érection inconséquente, celle qui n’en fait qu’à sa tête, laquelle n’est pas celle du possesseur du « sceptre ». Donc, quant au féminisme, pour moi un discours comme celui de Françoise Héritier par exemple, (voir en particulier le deuxième opus de Masculin/Féminin16), qui installerait la souveraineté du côté de la puissance féminine à être mère, assez proche en cela des élucubrations de Michel Schneider (Big mother17), ne fait que réitérer, et ainsi renforcer, la puissance de l’emprise fantasmatique sur cette question des sexes. Et donc représente, à mes yeux, une impasse politique complète.
Voilà ce que je peux dire pour l’instant, et finalement, même si je suis, au fond, très pessimiste politiquement – je suis atterrée, asphyxiée, véritablement, par l’état du monde contemporain, par l’état des discours, quand on peut entendre par exemple un ministre de l’Éducation nationale dire sans sourciller que la récitation à l’école, c’est parfait parce que ça prépare aux entretiens d’embauche » (sic) (Baudelaire ou Rimbaud avaient évidemment cela en tête, que ne nous en étions-nous avisés plus tôt, têtes de linottes que nous sommes !), et tout à l’avenant, le président de TF1 tranquillement nous dire que son boulot – le mieux-disant culturel ! – c’est faire vendre du coca-cola, finalement je tiens bon... Je tiens bon dans ma vie et dans mon travail à l’aide du magnifique texte de Canguilhem « Une pédagogie de la guérison est-elle possible ? »18, dans lequel il écrit que la « certitude de l’échec final » ne doit pas nous faire renoncer à « l’espoir d’un jour ». Je dirais que sur la question du – des – couple-s, comme sur d’autres, seul peut nous faire avancer, et inventer du possible, l’espoir d’un jour.
Sabine Prokhoris est psychanalyste, auteure de l’ouvrage, Le Sexe prescrit - La Différence sexuelle en question (Paris, Aubier, réédité en poche chez Champs-Flammarion, 2002).
Elle sera également l’une des invités des Ves Rencontres Internationales de l’Ordinaire (RIO) [Cinémas, Littératures et Sciences Humaines] du 25 au 28 novembre 2004 à Bordeaux qui auront pour thème cette année : Identités ? [sexe, genre et territoire].
Renseignements au 00 33 (0)5 57 35 19 24 ou programme de rencontres.
Partir de l’espace que configure la situation de « faire couple » pour aborder la question de ce qu’on appelle l’« intime » me paraît bien venu à plus d’un titre, à condition que l’on ne rabatte pas l’intime sur la clôture du « privé » – ce qui est évidemment une pente le long de laquelle il est facile de se laisser entraîner. Ça me paraît bienvenu parce que ça situe l’intime non comme une dimension, solipsiste, de l’« intériorité », celle d’un individu qui serait comme une sorte de monade sans portes ni fenêtres, mais d’abord, et essentiellement, comme un espace-entre : un espace entre deux partenaires, un espace qui peut être qualifié de différentes manières, mais qui joue de toutes façons, pour chacun d’eux, comme dimension d’extériorité. Une dimension éminemment précieuse, déterminante, constitutive même. Si bien que l’intime, envisagé selon cette modalité, relèvera d’une situation où un lien de proximité extrême, avec tout ce que la proximité suppose de trouble du « propre », a fortiori lorsque la figure proche est investie comme figure d’élection, fabrique, pourrait-on dire, une figure du « soi ». Un lien de proximité qui est en même temps l’expérience d’une distance irréductible, si mince soit-elle, avec ce « prochain », comme dit Freud.
Ce qui, d’ailleurs, est exactement la perspective de la psychanalyse sur cette question.
Je vais essayer d’éclairer ce point – l’intime tel qu’on peut le problématiser à partir de la psychanalyse – de plusieurs façons. Je ne perds pas de vue que notre objet, dans cette rencontre, est la question du – des – couple-s. Mais il me semble que cette question précisément est prise, pour beaucoup de raisons, sur lesquelles nous reviendrons sans doute, dans un fatras indistinct d’idéaux, de stéréotypes, de malentendus, dont nous pouvons, les uns ou les autres, faire très durement les frais, en termes de malheur personnel. Qu’elle est empêtrée en somme dans tout un impensé, qui procède entre autres choses d’une profonde méprise sur cette question de l’intime.
Alors l’intime, du point de vue de la psychanalyse, qu’est-ce que c’est ? Quelle est sa valeur ? Sachant que l’intime, ce n’est pas un concept psychanalytique, pas un concept que l’on trouverait chez Freud par exemple. Lacan, cependant, dans l’un de ses séminaires, introduit un mot, « extime », qui serait comme le concept psychanalytique de l’intime. Vous voyez, on passe directement, dans cette sorte de jeu de mot génial, de l’évidence d’un « dedans » à l’espace d’un « dehors ». Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? En fait une chose assez simple, à savoir que le plus singulier, le plus inaliénable du « propre », l’étoffe dont il est fait, c’est de l’« autre ». De l’autre proche, étrangement familier autant que définitivement, inguérissablement étranger. Ou plus exactement, que cette étoffe du « propre », que les motifs qui la font unique, reconnaissable entre toutes, c’est une espèce de tissage entre différentes adresses, c’est-à-dire entre différentes situations de « toi-ET-moi ». Donc entre différentes configurations de l’espace-entre. Lacan écrit quelque part, reprenant et déplaçant la remarque de Pascal, reprise par Buffon, que « le style, c’est l’homme à qui on s’adresse »1. Et bien voilà, c’est ça, la matière hors de soi de l’« intime », c’est ça, c’est l’« extime ». C’est-à-dire ni « moi », ni « toi », mais cet espace hors chacun, cet espace que creuse l’appel d’air de l’adresse, cet espace qui devient part vitale, essentielle, qui devient l’« intime ». Tenez, je pense à Montaigne, par exemple, les Essais. Ce serait l’exemple même de l’intime en ce sens, c’est-à-dire de l’« extime », cette prolifération d’autres dans le cours et le corps de l’écriture, les citations, en latin, en français, en grec – plusieurs langues – , la manière dont le texte est traversé, emmené ici ou là, par telle ou telle parole d’un autre, cette structure digressive... Souvenez-vous, « je n’ai pas tant fait mon livre que mon livre ne m’a fait ». « Mon livre », c’est-à-dire toutes ces voix, cette polyphonie, dont « je », le « je » intime qui est le sujet des Essais, est un effet, un effet mouvant, non définitivement fixé.
Puisque nous parlons de Montaigne, je viens de lire, à propos d’adresse – et on va tomber tout droit sur notre question, celle du couple – un recueil de lettres qu’il a écrites, notamment à son père et à son épouse. Ce sont des lettres absolument magnifiques, et on comprend en les lisant à que point l’intime/« extime » est je dirais sécrété dans l’adresse élective, dans le geste par lequel on fait couple. Et ce qui est remarquable, c’est cette espèce d’entrelacement dont témoigne cette correspondance, cet entrelacement de différentes figures de couples : Montaigne/La Boétie, La Boétie/son épouse, à travers le récit
de Montaigne, Montaigne/son père, Montaigne/son épouse2. Il y a un fragment d’une lettre bouleversante écrite par Montaigne à son père au moment de la mort de La Boétie – tout le monde se souvient de ce «parce que c’était lui, parce que c’était moi», mot du lien d’élection – , et c’est vraiment une lettre sur un amour incroyable. Il fait le récit de la mort de La Boétie, âgé de 32 ans, il fait ce récit à son père qui en a 72, il raconte cette confiance exigeante, essentielle, cette adresse qui ne peut souffrir qu’on s’y dérobe, de La Boétie au moment de sa mort, La Boétie qui attend de Montaigne qu’il soit présent, lui, plutôt que sa propre femme, pour protéger celle-ci de cette douleur, de la brutalité énorme qu’inflige le déchirement de la mort. Et l’on voit là se dessiner plusieurs configurations du lien de couple, qui jouent les unes par rapport aux autres, chaque lien, dans ce qu’il a d’unique, préservant quelque chose de l’autre.
Si on revient à la psychanalyse, pour reprendre cette affaire de l’intime/ «extime», l’expérience de la cure, du dispositif analytique, donne accès à cette dimension, justement. La règle fondamentale, « dites ce qui vous vient à l’esprit », couplée à l’attention également flottante de l’analyste, ça produit et ça fait surgir cette dimension-là. Ce n’est pas une histoire d’aveu, de dévoilement des turpitudes ou des gloires d’un moi caché. En fait, ce qu’on appelle « la vie privée » de l’analysant, on n’en a rien à faire, je dirais. Ce n’est pas la question. L’attention de l’analyste est « également flottante », ça veut dire qu’elle a à se détacher de l’adhérence aux contenus, pour se montrer disponible à la situation d’adresse : l’analysant nous parle – Wladimir Granoff, dans un livre qui vient de paraître, Le Désir d’analyse3, livre passionnant, très poignant, aussi, qui témoigne, après la mort il y a quatre ans de Granoff, des différentes adresses qui l’ont fait homme et analyste, Wladimir Granoff, donc, rappelle que là-dessus Lacan avait remis les pendules à l’heure. C’est le fait que l’analysant nous parle qu’il incombe d’accueillir, souligne Granoff. Et c’est à cette situation que doit être articulé pour nous, analystes, ce que nous dit l’analysant, non à quelque injonction à ne rien nous celer.
Après on peut revenir de façon critique sur Lacan, ça nous entraînerait trop loin pour notre propos présent.
Cela dit, sur cette histoire d’aveu, d’intime réduit au « sale petit tas de secrets » dont parlait Malraux – Deleuze est complètement pris là-dedans, Foucault non, sa critique de la psychanalyse, y compris quand il en rattache le dispositif à la tradition de l’aveu, est beaucoup plus subtile, moins arrogante, que celle de Deleuze –, sur cette histoire du « sale petit tas de secrets », donc, évidemment qu’une certaine pratique de la « psychanalyse », qui rabat l’intime sur le huis-clos d’une subjectivité honteuse, est en plein là-dedans. Au prix d’une torsion tout de même hallucinante de la teneur de la règle fondamentale qui rend opérant le dispositif freudien, qui fait sa spécificité, et c’est pourquoi d’ailleurs je mettais des guillemets tout-à-l’heure, car je me demande vraiment si c’est encore de psychanalyse qu’il s’agit. Je pense en particulier à un cours de Jacques Alain Miller, un cours
de 1985/86, sur le livre VII du Séminaire de Lacan (L’Éthique de la psychanalyse)4, cours intitulé justement « extimité ». Dans ce cours, la règle fondamentale (« dites ce
qui vous vient à l’esprit », association libre/écoute également flottante) devient « intimation à faire savoir » (sic). Pas mal, non ? Il est vrai que, dans ce même cours, J.A. Miller explique tranquillement qu’« il faut normaliser les paradoxes lacaniens ». Ben voyons !... Soit dit au passage, on ne trouve pas trace dans l’édition officielle du Séminaire du mot « extimité », apparemment remplacé, – c’est moins ébouriffant – par celui de «proximité».
Terme juste au demeurant. Dans L’Esquisse pour une psychologie scientifique, ce texte écrit dans une fièvre cocaïnique, adressé à l’ami d’élection du moment, Fliess en l’occurrence, où cette affaire de l’«extime», sans le mot, est décrite, selon une sorte de généalogie, Freud parle du « proche », oui5. C’est bien du contact avec le proche d’élection, en effet, ce proche avec lequel d’emblée s’instaure un « faire couple », (et Freud a là en vue le couple nourrisson/mère, une mère traversée par les traces en elle de cet état de démunition initiale dans lequel se trouve son enfant), que sourd l’intime/« extime ». Alors quand Miller « normalise les paradoxes lacaniens », ça vaut apparemment aussi pour les paradoxes freudiens, à commencer par celui de la règle fondamentale, devenue affaire de police, et non plus méthode pour reprendre langue avec ce qu’Henri Michaux appelle « le merveilleux normal »6, à savoir, en deçà de contenus représentatifs finalement figés, « si médiocres souvent », comme dit Michaux, l’ensemble des mouvements complexes, agités, qui ne cessent de se tramer en nous, et sont toujours liés à de l’espace-entre.
Espace-entre que figure, transpose, et matérialise, le jeu en du dire. Je pense aussi à ce texte de Beckett, dans L’Innommable7, sur les mots : « ... je suis en mots, je suis fait de mots, les mots des autres, quels autres, l’endroit aussi, l’air aussi, les murs, le sol, le plafond, des mots, tout l’univers est ici, avec moi, je suis l’air, le mur, l’emmuré, tout cède, s’ouvre, dérive, reflue, des flocons, je suis tous ces flocons, se croisant, se séparant, s’unissant, se séparant, où que j’aille je me retrouve, m’abandonne, vais vers moi, viens de moi, jamais que moi, qu’une parcelle de moi, reprise, manquée, perdue, des mots, je suis tous ces mots, ces étrangers... ».
Et ailleurs : « les mots sont là, quelque part, sans faire le moindre bruit, [...], ils me diront qui je suis, je ne comprendrai pas, mais ce sera dit, ils auront dit qui je suis, et moi je l’aurai entendu, et je l’aurai dit, sans bouche je l’aurais dit, je l’aurais entendu hors de moi, puis aussitôt dans moi, c’est peut-être ça que je sens, qu’il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c’est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d’une part le dehors, de l’autre le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d’un côté ni de l’autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j’ai deux faces et pas d’épaisseur, c’est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan... »8
Voilà, une incroyable description de l’intime/« extime », de cette condition qui est la nôtre d’être fait d’espace-entre. Car les mots, après tout, et lorsqu’à l’aube de notre existence ils ne sont qu’une masse indistincte et opaque, qui nous environnent de toutes parts et nous pénètrent, en bribes insistantes, énigmatiques, les mots qui sont ainsi « en nous et hors de nous », – on baigne dedans, on boit la tasse, on apprend à y nager – déjà alors ils existent comme adresse, si obscure soit-elle. Initiale épreuve du faire couple, dans cette adresse, adresse mutuelle, quoique dissymétrique : car quant à parler, c’est d’abord l’autre qui nous parle lorsque nous ne parlons pas encore, cet autre à qui comme infans c’est sans mots que nous nous adressons. Et bien je dirais que c’est à cela très exactement qu’on a à faire dans l’espace analytique, que c’est cela, ce mode d’existence des mots, au-delà – ou en deçà – de leur teneur sémantique, qui fait le lien de ce couple à la fois si étrange et si ordinaire que forment l’analysant et son analyste.
Quant à l’enjeu millérien, il est explicitement celui de l’assujettissement comme visée de la cure. No comment. Mais il me semble qu’il y aurait moyen de court-circuiter ce genre de dévoiement du dispositif analytique et de sa visée – classiquement, la levée du refoulement – si l’on concevait celle-ci à partir de cette note non-explicitée que Freud rédige très peu de temps avant sa mort : « Psychè est étendue ; n’en sait rien. »9 Ce que je me dis, c’est qu’on pourrait voir ce « n’en sait rien », cette ignorance, comme une description du refoulement, dont un des effets serait de circonscrire l’intime à
la clôture d’un « soi » oublieux de l’« extime » – ce dehors – qui l’a fait tel ou tel – et aussi malade. Malade de cette méconnaissance. Et que la levée du refoulement, ce serait l’accès à une ouverture de l’intime tant sur sa généalogie (la complexité qui a constitué une singularité), que sur ses possibles. L’ouverture, donc, sur de la modification, qui renoue, mais en se déprenant de ce qui a pris forme de diktats, avec l’inconscient comme « discours de l’autre », selon le mot de Lacan. Avec l’« extimité » native de toute figure d’intimité.
Bien sûr, c’est au prix d’un trouble des repères enkystés. Un trouble qui est celui de la crise ouverte par l’amour (l’amour dit de transfert, dans l’analyse). Crise, désorientation. « État pathologique normal » : c’est ainsi que Freud qualifie le rêve, le deuil, l’état amoureux. Pathologique, au sens, je dirais, du « merveilleux » de Michaux, qui a rapport aussi avec cela, « les perturbations de l’esprit ». Pathologique, c’est-à-dire ouvert aux courants d’air – aux gouffres – de l’« extimité ».
Vivre en couple(s), est-ce apprendre à se transformer ou à se modifier tant le soi est toujours déporté vers l’autre ?
Bon, ce qu’on peut dire, c’est que dans n’importe quelle forme de couple – couple officiellement identifié comme couple amoureux, couple amical, couple de travail, couple mère/ou père//fille/ou fils, couple fraternel, et la liste des relations privilégiées à deux n’est pas close, il peut y avoir aussi des situations très fugaces, complètement fortuites, non-instituées –, il y a une dimension amoureuse. C’est-à-dire la dimension du « parce que c’était lui, parce que c’était moi », que j’évoquais tout-à-l’heure à propos de Montaigne et de La Boétie. Autrement dit, une élection nécessaire autant qu’hasardeuse, une évidence quasi désespérée, traversée par les courants affectifs les plus violents, les plus doux aussi, l’abandon et la peur, une évidence hantée par le sexuel, fût-ce en ses dérivés sublimés. C’est qu’on est déjà là-dedans dès qu’on vient au monde. Et puis après, ça prend différentes formes très tôt, dans l’enfance. Tout le monde se souvient de cela, ou observe, ces passions enfantines, à l’école maternelle : l’ami(e) de coeur, l’amoureux(se). Déjà les expériences de trahisons, d’infidélité, d’irrépressible élan d’amour ou de détestation... À l’adolescence ça flambe. Et puis on voit ça à l’œuvre aussi dès qu’il y a un groupe. Il y a toujours des choses à deux qui se construisent, dans un collectif – pas forcément les mêmes choses avec les mêmes partenaires –, et c’est à partir de ces petits duos ouverts et démultipliés que se construisent des unités plus larges.
Cela dit, dans notre monde, le couple amoureux reconnu comme tel, institué, et de préférence hétérosexuel, est supposé être la vraie figure du couple. D’ailleurs je suis étonnée de constater que beaucoup de gens cessent de nouer de nouveaux liens d’amitié une fois terminée la période de l’adolescence. Je me souviens d’ailleurs d’un propos de Michel Foucault, disant en substance que c’est à partir du moment où l’amitié a cessé d’être un rapport socialement valorisé, – intime, mais non purement privé, autrement dit (supposément) hors de toute codification sociale, si l’on s’en tient à l’opposition privé/public – que l’homosexualité est devenue un problème. Il me semble qu’il y a là quelque chose qui mène assez loin, et nous parle d’une généalogie du « privé » comme espace confiné et pauvre, comme institution de clivages entre les couples valables et ceux qui le sont moins, et au sein même des couples d’ailleurs. Je me souviens du propos d’un de mes éminents confrères, rapporté par une analysante, disant à une jeune femme en difficulté dans son couple, un couple dont l’une des dimensions – une des forces – était une collaboration de travail, intime, dans le champ intellectuel et artistique, que « un couple, ce n’était pas ça de toutes façons »... On peut discerner dans ce genre de propos les répercussions de ce dont parle Foucault sur la conception du couple amoureux, les normes et les idéaux qui le définissent. Foucault continue, poursuit son propos en disant aussi que c’est parce que le couple amoureux fonctionne dans notre société d’une façon aussi repliée et finalement étriquée, sur les stéréotypes de la petite vie privée, que la vie de célibataire est aussi misérable.
Heureusement, l’expérience du couple amoureux, pour en revenir à lui, c’est aussi une mise en crise des idéaux, d’abord parce que c’est, je crois, une des situations qui nous expose le plus à de la modification, par frottement je dirais. Ceci en raison, et c’est une autre façon de reprendre cette question de l’intime, de la dimension conversationnelle du couple, au sens de Goffman ou de Foucault – le Foucault qui introduit le concept de gouvernementalité, sur le modèle, goffmanien, de la conversation.
J’ajouterais que ceci peut advenir – ce qui n’est hélas pas toujours le cas – à condition que le couple amoureux – au sens étroit des clichés de l’amour-de-couple – puisse ne pas être seulement cela. Puisse être en même temps un couple d’amitié, un couple de jeu, un couple, pourquoi pas, de travail, un couple fraternel. Puisse aussi subvertir, jusque y compris dans la sexualité, l’assignation aux rôles sexués, qu’il s’agisse d’ailleurs d’un couple homme/femme, femme/femme, homme/homme.
Revenons à la gouvernementalité, je pense qu’elle nous permet de reprendre et la question de la modification, et celle de l’égalité entre les partenaires. Car elle nous permet d’entrer dans la question des relations de pouvoir sur un mode non-figé, autrement que par le concept, assez pauvre, peu opératoire à mon sens, de la domination. Les relations de pouvoir, elles sont bien entendu sans cesse à l’œuvre, dans les relations de couples comme dans toutes les autres situations humaines, et cela, il ne s’agit pas de le diaboliser. Dans son livre récemment traduit, Le Pouvoir des mots10, Judith Butler montre bien, fidèle en cela à Foucault, que la performativité des discours et des situations relationnelles n’est pas univoque, souveraine, et absolue. Que penser en termes de domination non seulement adhère, à l’idée – religieuse en son fond – de souveraineté, mais sape les voies (x) de toute possibilité de changement. Autrement dit, la croyance même à la domination est soumission à son illusion, c’est-à-dire au leurre de la souveraineté. Or évidemment que cette soumission produit des effets, et bien sûr qu’elle ne procède pas de rien. Mais entrer
disons dans l’arène d’une performativité critique – c’est cela la gouvernementalité –, et bien ça peut conduire à une série
de modifications des places et des effets
de pouvoir.
J’ai envie de dire que le jeu du couple (amoureux entre autres), c’est l’accès à cette plasticité performative, sur un mode d’ailleurs tant ludique que parfois conflictuel. En tout cas, je crois que c’est ça qui permet d’accéder à une figure de l’égalité, dans le jeu mobile des dissymétires et des assymétries qui font le caractère unique de toute rencontre.
Quel est le poids du juridique et des institutions dans les pratiques de couple(s) ?
Tout ce qu’on a dit précédemment concernant le couple amoureux vaut à mes yeux pour le couple hétérosexué comme pour le couple homosexué, lequel peut, tout autant, se trouver pris dans les filets des stéréotypes du couple et de la sexuation. Tout simplement parce que dès qu’on fait couple, les clichés les plus éculés, mais qui n’en sont pas moins puissants pour cela, étendent sur nous leurs tentacules. C’est la rançon exhorbitante de la valorisation exclusive du couple amoureux qui a cours dans notre société, et dont nul ne se trouve indemne, bien que chacun puisse trouver comment jouer avec tout ça, et y trouver son compte d’une manière inventive.
À cet égard, c’est vrai que l’institution du PACS a sans doute eu des incidences, puisque non seulement le PACS permettait une extension du domaine du couple amoureux, mais qu’il n’était pas non plus réservé aux gays et aux lesbiennes.
Cependant, je suis pour ma part favorable à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, et pas seulement pour des raisons « humanistes » et républicaines de non-discrimination. Même si je partage l’avis de Derrida (entretien du Monde du 19 août 2004) qu’il faudrait imaginer un PACS élargi quant aux droits auxquels il donne accès, je ne suis pas d’accord avec la modalité de sa réserve sur le mariage, le mariage pour lequel, dit-il, son « respect demeure intact ». Qu’est-ce que c’est que ce respect, en effet, sinon cela même dont à mes yeux il faudrait pouvoir se déprendre ? C’est-à-dire l’adhésion, au bout du compte, à une vision de l’indéfectible souveraineté, anhistorique, transcendante, de l’institution « mariage », alors oui religieuse en son fond. Derrida est du reste parfaitement cohérent lorsqu’il préconise que le « mariage », même ouvert à tout couple, homosexué ou hétérosexué, relève exclusivement du champ religieux, et qu’un super PACS, qui ne concerne pas uniquement les couples, unisse juridiquement ceux qui le souhaitent. Pourquoi pas, en effet ? Mais à mes yeux, il en va de l’institution « mariage » – de toute institution à vrai dire – comme des discours, performatifs mais non-univoques, traversés disons par une incertitude performative constitutive. Et j’appliquerais volontiers au mariage comme institution les analyses que propose Judith Butler pour penser le statut des discours et de la résistance à leur absolutisme supposé. C’est-à-dire que je refuserai d’adhérer à l’évidence inquestionnée de la souveraineté performative de l’institution « mariage », évidence qui conduit non à vraiment laïciser le mariage, mais à en confier la « gestion » à l’autorité religieuse. Je pense au contraire que l’ouverture juridique du mariage aux couples de même sexe, du mariage civil, contribue, au-delà de ce qui touche à la question des discriminations, à la défaite de la souveraineté performative de l’institution, et à une véritable critique de cette souveraineté. Critique au sens de cet « art de ne pas être tellement gouverné » qui est le battement même du concept foucaldien de gouvernementalité.
Par ailleurs, en ce qui concerne la possibilité pour les couples de même sexe de devenir parents, je ne vois pas ce qui pourrait conduire la société à s’y opposer, hormis ce « haut degré de conformisme » dont parle Mary Douglas, lorsqu’elle écrit que « en qualifiant un phénomène de dangereux, on le dérobe à la discussion, et on atteint par là le plus haut degré de conformisme »11.
Qu’est-ce qu’être féministe aujourd’hui selon vous ?
Bon, c’est une question piégée, certes, mais je vais tenter d’y répondre. Pourquoi dis-je qu’elle est piégée, sinon parce qu’elle repose sur le signifiant « femme », qui comme le signifiant « homme », ne peut pas, pour la psychanalyste que je suis – et pas davantage dans mon expérience personnelle – être pris tel quel, sans critique. Donc, je vais essayer de vous répondre sur plusieurs plans, et on verra ce qui sort de leur articulation.
Donc, être « féministe », ce serait quoi ? Au degré zéro de la chose, et bien sûr c’est important, c’est déjà combattre les discriminations et les violences dont les femmes font l’objet au motif qu’elle sont des femmes. Mais une fois qu’on a dit ça, je ne crois pas qu’on soit très avancé. Ce qui me paraît plus intéressant, moins simple aussi sans doute, c’est autre chose, qui serait du côté de la critique de l’emprise extravagante de ces signifiants, « homme », « femme », sur nous – au plus intime de nous, pour revenir à cette question de
l’intime.
Quand je dis « signifiant », j’emploie ce terme en son sens psychanalytique – lacanien en l’occurrence. Un signifiant, au sens psychanalytique, c’est justement l’effet d’emprise sur un sujet – emprise intime, insue, quoique souvent en crise – de l’« extime » qui le fait.
Lorsque Lacan dit que « les hommes, les femmes, les enfants, ce ne sont que des signifiants », il nous dit que notre adhérence inconsciente à ce qui nous identifie comme « homme » ou « femme » (je laisse la question de l’enfant de côté, je l’ai développée amplement dans Le Sexe prescrit12), est, en gros, un symptôme, c’est-à-dire nous parle d’autre chose, à savoir en aucun cas de la « réalité » des « hommes » ou des « femmes », mais des processus qui nous assignent à ce « choix » sexué. Processus sexuels, au sens freudien, mais non sexués. Autrement dit, le sexué, et y compris le sexué sexuel (l’érotisme sexué), procède d’une dimension sexuelle (érotique) non sexuée, éminemment fluide et instable. Non l’inverse.
Donc, avec tout ça, être féministe, peut-être que c’est d’abord commencer par débusquer, inlassablement, les lieux de cette puissance des signifiant «homme» ou « femme ».
C’est étonnant – encore que pas tellement, après tout – comme on la voit à l’œuvre, cette emprise, comme une sorte de « philosophie spontanée » disons « machiste », y compris chez quelqu’un comme Foucault. Je suis tombée l’autre jour sur un texte où il commente Saint Augustin, à propos du « célèbre geste d’Adam couvrant son sexe d’une feuille de figuier », geste qui s’explique, selon Saint Augustin, note Foucault, non par le simple fait qu’Adam avait honte de sa présence, mais « par le fait que ses parties s’agitaient sans son consentement ». Le commentaire de Foucault est intéressant : « le sexe incontrôlé de l’homme est l’image de ce qu’Adam fut à l’égard de Dieu, un rebelle. »13 Si c’est ce que pense Saint Augustin, Foucault le suit sur ce terrain sans hésiter : incontrôlé, ça voudrait dire forcément en érection. Et une érection souveraine, au sens qui chez Flaubert est cruellement ironique : « érection : ne se dit qu’en parlant d’un monument »... (Dictionnaire des idées reçues). Voilà très exactement ce que James Baldwin appelait, dans un fort beau texte sur Gide, « la prison du masculin »14. Et c’est à mille lieues de ce que peut énoncer, sur la même question, Montaigne – encore lui, décidément – qui nous parle, lui aussi, de « l’indocile liberté de ce membre, s’ingérant si importunément lorsque nous n’en avons que faire, et défaillant si importunément lorsque nous en avons le plus à faire... »15 Il est vrai qu’il ne s’agit pas chez Montaigne d’un face-à- face avec Dieu, d’une lutte de souveraineté, donc. Et bien là, je crois qu’on a un très bel exemple d’une défaillance chez Foucault – on la lui pardonnera... – de l’attitude critique, c’est-à-dire de ce qui permet de décoller l’adhérence en nous du repère, inébranlable, de la souveraineté.
J’ai fait un détour, mais je crois qu’il permet de donner un sens, disons, critique, à une position « féministe ». Une position qui s’appuierait non sur un quelconque « être-femme », mais sur un patient travail de dé-tissage des soi-disant évidences de la sexuation.
Pour moi, cela voudrait dire aussi penser la sexuation, et le choix sexué, au-delà des données de hasard qui nous font naître de garçon ou fille, en termes de voisinage des sexes, et non de «différence des sexes». Cela signifie aussi penser et expérimenter – et l’expérience du couple peut être un espace propice pour cela – les voies, les apories, les possibles, de notre «transsexualisme » psychique. Je désigne par là notre sexuation comme effet, plus ou moins consenti, plus ou moins libre, plus ou moins ludique, de nos identifications, et non comme donnée auquel notre destin se doit d’être conforme.
Je me doute que ma réponse à cette question du féminisme est une réponse un peu de travers. Je ne sous-estime nullement je crois la nécessité politique d’un « féminisme », mais je pense, que ça ne peut que passer par ce que Judith Butler désigne comme « subversion des identités », sous peine de reconduire la souveraineté qu’il m’importe de critiquer. Souveraineté qui articule très certainement la « prison du masculin », comme nous l’a montré la petite digression sur l’érection devant Dieu versus l’érection inconséquente, celle qui n’en fait qu’à sa tête, laquelle n’est pas celle du possesseur du « sceptre ». Donc, quant au féminisme, pour moi un discours comme celui de Françoise Héritier par exemple, (voir en particulier le deuxième opus de Masculin/Féminin16), qui installerait la souveraineté du côté de la puissance féminine à être mère, assez proche en cela des élucubrations de Michel Schneider (Big mother17), ne fait que réitérer, et ainsi renforcer, la puissance de l’emprise fantasmatique sur cette question des sexes. Et donc représente, à mes yeux, une impasse politique complète.
Voilà ce que je peux dire pour l’instant, et finalement, même si je suis, au fond, très pessimiste politiquement – je suis atterrée, asphyxiée, véritablement, par l’état du monde contemporain, par l’état des discours, quand on peut entendre par exemple un ministre de l’Éducation nationale dire sans sourciller que la récitation à l’école, c’est parfait parce que ça prépare aux entretiens d’embauche » (sic) (Baudelaire ou Rimbaud avaient évidemment cela en tête, que ne nous en étions-nous avisés plus tôt, têtes de linottes que nous sommes !), et tout à l’avenant, le président de TF1 tranquillement nous dire que son boulot – le mieux-disant culturel ! – c’est faire vendre du coca-cola, finalement je tiens bon... Je tiens bon dans ma vie et dans mon travail à l’aide du magnifique texte de Canguilhem « Une pédagogie de la guérison est-elle possible ? »18, dans lequel il écrit que la « certitude de l’échec final » ne doit pas nous faire renoncer à « l’espoir d’un jour ». Je dirais que sur la question du – des – couple-s, comme sur d’autres, seul peut nous faire avancer, et inventer du possible, l’espoir d’un jour.
Sabine Prokhoris est psychanalyste, auteure de l’ouvrage, Le Sexe prescrit - La Différence sexuelle en question (Paris, Aubier, réédité en poche chez Champs-Flammarion, 2002).
Elle sera également l’une des invités des Ves Rencontres Internationales de l’Ordinaire (RIO) [Cinémas, Littératures et Sciences Humaines] du 25 au 28 novembre 2004 à Bordeaux qui auront pour thème cette année : Identités ? [sexe, genre et territoire].
Renseignements au 00 33 (0)5 57 35 19 24 ou programme de rencontres.
1 – Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966. p. 9.
2 – Montaigne, Lettres, Paris, Arléa, 2004.
3 – Wladimir Granoff, Le Désir d’analyse, Paris, Aubier, 2004. Notamment le chapitre intitulé : « Des années de très grand bonheur ».
4 – Jacques Alain Miller, Extimité, cours sur le Séminaire livre Vll (dactylographie).
5 – Sigmund Freud, La Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF. 1973. « De l’esquisse d’une psychologie scientifique», notamment p. 336 et suivantes.
6 – Henri Michaux, Œuvres complètes, Paris, Gallimard 2004, coll. La Pleïade, tome lll, pp. 313-328.
7 – Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Minuit, 1992, p.166.
8 – Ibid. p.160.
9 – Sigmund Freud, Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1985, p. 288.
10 – Judith Butler, Le Pouvoir des mots, Amsterdam, 2004.
11 – Mary Douglas, De la souillure, Paris, La Découverte, poche, 2000, p. 59.
12 – Sabine Prokhoris, Le Sexe prescrit, Paris, Aubier 2000/Champs Flammarion 2002.
2 – Montaigne, Lettres, Paris, Arléa, 2004.
3 – Wladimir Granoff, Le Désir d’analyse, Paris, Aubier, 2004. Notamment le chapitre intitulé : « Des années de très grand bonheur ».
4 – Jacques Alain Miller, Extimité, cours sur le Séminaire livre Vll (dactylographie).
5 – Sigmund Freud, La Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF. 1973. « De l’esquisse d’une psychologie scientifique», notamment p. 336 et suivantes.
6 – Henri Michaux, Œuvres complètes, Paris, Gallimard 2004, coll. La Pleïade, tome lll, pp. 313-328.
7 – Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Minuit, 1992, p.166.
8 – Ibid. p.160.
9 – Sigmund Freud, Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1985, p. 288.
10 – Judith Butler, Le Pouvoir des mots, Amsterdam, 2004.
11 – Mary Douglas, De la souillure, Paris, La Découverte, poche, 2000, p. 59.
12 – Sabine Prokhoris, Le Sexe prescrit, Paris, Aubier 2000/Champs Flammarion 2002.