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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
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« Origine Ferrare »


Tu vas partir mais une des charnières de ta valise est cassée. Tu te souviens de villes et de trains et de quelques nuits blanches, et de craquements dans la forêt, nuits à la belle étoile et sous les branches, avec les craquements que faisaient autour de toi des animaux véritables et ceux que ton imagination ajoutait.

De temps en temps tu voyages dans ton pays natal, tu dors à l’hôtel ou chez ton oncle, celui dont les passions sont la musique, la grammaire et le voyage. Il y a dans la vitrine éclairée des valises de cuir, de toile et de matières synthétiques, des ceintures trop larges, des chapeaux pour la campagne ou même l’exportation, des chapeaux qui viennent d’ailleurs ou d’une autre époque, il est trop tard ce soir pour l’achat d’une autre valise, sous l’éclairage sans violence des rues de Rome l’ocre nocturne est rouge, même celui qui le jour est jaune.

Le bar de la maternité, où des membres du personnel parlant à des visiteurs font une pause, accueille aussi les oisifs de l’île et d’autres travailleurs. Le marchand de matelas t’offre un café et une place dans sa voiture si tu veux aller au centre avec lui, il te demande s’il est vrai que demain tu repars vers le Nord. Tu réponds oui.





Presque toujours ton oncle choisit le même vieux restaurant couleur feuilles mortes, il y a une salle à l’étage, tu en connais par cœur les piliers métalliques et l’escalier, les banquettes de cuir et les boiseries, le cuivre des tringles et des rampes, pendant quelques instants tu crois connaître tous les détails de l’endroit mais presque aussitôt tu te rappelles que ce n’est pas vrai. Alors, devant ton oncle médusé mais bienveillant tu te lances à ce propos dans un aveu, ou un reproche, ou le simple constat d’une commune faiblesse, car ni lui ni personne ne t’ont appris à mieux voir et mieux enregistrer, c’est affligeant, tu vas jusqu’à dire que le corps de l’homme est très moyennement talentueux, en tout cas le tien seulement par intermittences, après tout c’est déjà ça. Un couple demande au garçon de les photographier, ils parlent des parts de gâteau dans leurs assiettes comme s’il s’agissait du dessert de leur repas de noces, l’homme se lève et va s’asseoir sur la banquette à côté de sa compagne aux cils noirs et longs, autrefois les photos au flash faisaient des yeux rouges. Photos et films : Tu dis à ton oncle que le monde va se couvrir de caméras, comme s’il se servait des hommes et de leurs techniques pour enfin se connaître lui-même ou disposer au moins d’un miroir lui aussi. Le monde et plusieurs astres lointains. L’univers, qui s’était perdu, se retrouvant lui-même au centuple, depuis les bactéries jusqu’aux galaxies. Avec pour certains animaux une tendresse particulière. Tu parles du monde comme s’il allait sortir du coma. À Victor, cet oncle sans âge qui pourrait passer pour ton grand-frère.





Les lieux et les moments qui ont été les tiens, ta mémoire te les montre de biais, rassemblés sans ordre, ramassés, en enfilade, comme si New York et Bénarès, Amsterdam et Palerme se tenaient côte à côte. Souvent tu as voyagé seul, tes amis cependant te proposaient des voyages et t’en proposent encore, plus ou moins loin, mais à présent tu as des doutes et tu es moins impatient de partir. Tout de même tu es remonté vers le Nord où tu passeras huit jours comme si tu pouvais mettre la main sur ton origine et en faire quelque chose.

Tu n’as que vingt-huit ans mais deux fois déjà tu as aimé une femme pendant quatre ans et de nouveau tu souffres que ça n’ait pas duré plus longtemps. Par coïncidence chacune quatre ans, ou parce qu’arrive au bout du même délai la période où tu choisis mal les vérités dont tu parles, les vérités que tu proposes, et qu’avec ce changement d’offrandes tu n’as plus rien d’attirant. Très étonné, n’ayant pas été malhonnête, de cependant décevoir à la manière d’un imposteur.





Le canapé tabac tout à coup te semble énorme et moche, à cause

de la photo que tu viens de voir, à cause surtout des paroles de

ton oncle. La photo d’un jeune pianiste, c’est lui, ton oncle, à vingt-cinq ans, Victor Epinghel à vingt-cinq ou trente ans, il a toujours paru plus jeune que son âge, c’est lui, en compagnie d’un saxophoniste, avec aussi derrière le piano une femme en robe noire, sur cette photo en noir et blanc. Le trio qui souvent n’était qu’un duo – la voix de la femme ne se joignait aux instruments que de temps en temps – s’appelait Origine Ferrare, jamais Victor n’a voulu te dire d’où venait ce nom. Il te dit : Nous n’avions qu’un succès relatif parce que je refusais de tricher, j’avais mes idées sur les pulsations et les trous, sur l’injection des énergies par des biais subtils, et radicalement je refusais l’arrivée d’un batteur. Je m’y suis mal pris cependant, ne trouvant pas pour les syncopes et les recommencements les formes justes, et nous sommes restés des amateurs, dont les exigences offensaient les professionnels, ils nous prenaient pour des amateurs méprisants.

Ces histoires de musique et d’échec à ton avis mériteraient un autre socle et cet affreux canapé t’embarrasse. En même temps tu te moques de toi-même et de tes impressions, sachant très bien que le responsable n’est pas le décor. Responsable de quoi ?

Tu dis tout à coup : Jamais je ne serai artiste, je m’arrangerai pour que ma vie soit belle en direct, sans cinéma, sans commentaires, les petites retouches ou grands tralalas des artistes me semblent secondaires.

Tu as presque honte de ta voix, y décelant quelques signes d’une euphorie cruelle. Déclaration brutale et idiote, tu le sais, brutale comme si tu avais voulu le terrasser ou l’offenser, en outre ce que tu viens de dire est idiot.

Il reste calme et silencieux. Il a même l’air – il pousse l’amabilité jusque-là – de ne pas te trouver stupide, hostile, prétentieux. Il y a de l’amitié entre vous. Il est ton oncle, ton grand-frère, ton ami. Il s’en va, tu te mets à la fenêtre et le regardes s’éloigner dans la rue, tu regrettes de ne l’avoir pas mieux remercié, mais c’était difficile à dire, le remercier de quelque chose qui n’a pas encore eu lieu tout à fait.

C’est grâce à lui, qui te soutient, qui t’a formé, qui te forme encore, c’est grâce à son amitié que l’amour d’une femme… Tu as le sentiment que si tes relations amoureuses ont été réussies, du moins à certaines périodes, c’est grâce en partie à ce que certains de tes amis ont fait de toi, ceux qui ne sont ni naïfs ni cyniques, c’est grâce aux plus fins de tes amis, les deux plus fins, il est l’un d’eux, tu pourrais le lui dire.

L’ami est un philosophe qui rend possible l’amour.

Ne déclare pas que grâce à ta formation par l’amitié ta conduite amoureuse évitera dorénavant toute bêtise, toute maladresse ou autre faute, tu serais excessif si tu déclarais ça, tu ne peux présenter l’amitié comme un miracle aux effets permanents. L’amitié n’a pas fait de toi ce personnage magnifique, tu ne peux garantir ni à une femme ni à toi-même que jamais l’amour ne deviendra misère ou mépris ou torture, les laisser-aller et les accidents peuvent encore vous abîmer, une femme et toi, mais les risques seraient plus grands si tu n’avais pas été beaucoup transformé par tes amis.

Dis-le lui quand il reviendra. Dis-lui ce qu’il est pour toi, il mérite de l’entendre.





Abandonnant un bal, tu avais choisi d’en partir à pieds, et tu marchais seul à quatre heures de la nuit, t’éloignant des villas au bord du lac artificiel. La tranchée de ciel au-dessus de la route était moins noire que la forêt. Tout à coup, tu t’es trouvé au beau milieu du carrefour des néants, dont le nombre te parut plutôt comique. Au loin il y avait une lueur, un feu peut-être, ou un premier petit bout d’aurore, un bout sorti tout seul et en avance. Pas si loin. Tu t’en approchais par un chemin entre des arbres, c’était une usine, avec sous des projecteurs des machines s’agitant et chauffant pour produire des boissons rafraîchissantes. Les larges vitrines de Schweppes exhibaient pour toi seul l’injection de l’eau dans les bouteilles. Chacune, arrivée vide avec un air niais, repartait moins transparente, mais encore anonyme, attendant toujours l’étiquette qui l’habillerait, mais déjà remplie jusqu’au col de liquide à la quinine. Beaucoup de lumière était prodiguée pour éblouir d’éventuels voleurs ou vandales, pour les priver de la promesse d’impunité que semble donner la nuit. C’était là, entre les arbres et l’usine, entre la nuit et les projecteurs, que trois ou quatre néants déjà se cognaient. Tu avais du mal à compter, distinguer, nommer, tout de même tu pouvais commencer une énumération : Il y avait le néant des métiers que tu n’exercerais jamais, celui des pays où tu ne mettrais jamais les pieds, celui de ce qui ne ressemble à rien, celui du temps et du savoir qui te manqueraient toujours, tu chantonnais, tu chantonnais, chaque bouteille une fois serrée la capsule tournait devant toi comme un mannequin, et après s’être montrée sous toutes ses coutures, recevait un grand coup, collant sur elle son étiquette. Tu te chantonnais à toi-même quelques paroles, tu ne sais plus lesquelles. Tout ton corps au milieu de cette nuit tiède était d’excellente humeur, il aurait fallu plus qu’une poignée de néants pour rabattre ta joie. Peut-être ne s’agissait-il que d’un seul et même néant, peut-être confondais-tu néant, inconsistance, gaspillage… Tu étais frappé par l’énormité de ton gaspillage, ses dimensions croissaient d’un instant à l’autre, sans hésitation tu éliminais les chutes du Niagara, Sainte-Sophie, le Machu Pichu, la plaine d’Harafat, jamais tu n’avais jeté par les fenêtres tant de territoires et d’autres richesses. Cependant, comme poires pour la soif, tu gardais le Taj Mahal, à tout hasard, et Saqqarah.

Soudain la machine à faire défiler les échantillons se dérégla spécialement pour toi, tu étais le seul témoin des bouteilles se bousculant, tombant, éclatant. Sous différentes formes, jets, bulles, mousse, flaques, l’eau jaillissait de ce capharnaüm. Une panne en ton honneur, et parfaitement éclairée.

Tu n’osais plus bouger, le fossé du chemin te semblait d’une profondeur variable, assez dangereuse par moments. Tu avais peur aussi de la route, et surtout du lac, capable de s’approcher de toi par derrière. Le lac était là de nouveau, tu les avais crus très loin depuis un bon moment, le bal et la route et le lac, tu avais fait du chemin, mais ils te poursuivaient, il aurait suffi d’un faux pas pour te noyer. En outre les éclaboussures et les éclats de verre semblaient grossir et sur le point de venir te happer.

Les ouvriers qui avaient fabriqué ces machines avaient disparu depuis longtemps, pas une âme dans la forêt, l’usine, la cour, au carrefour. Des cabanons et des entrepôts déserts entouraient une cour derrière l’usine, et une allée asphaltée conduisait à un carrefour. Il y avait aussi le néant de la cinquième année, ni avec M. ni avec J. tu n’es arrivé jusqu’à une cinquième année… Il valait mieux t’éloigner de l’usine mais tu t’attardais, tu rôdais, tu regardais de nouveau. Il était temps de partir, d’éventuels arrivants n’auraient pas cru que tu n’y étais pour rien, partir pour n’être pas accusé de sabotage. Devant les dégâts, pourtant modestes, des amoureux de l’usine pouvaient blêmir et se mettre en fureur, ingénieurs, architectes, ouvriers (tous ceux qui en avaient calculé les rouages, tous ceux qui avaient soigné jusqu’aux couleurs des détails), il fallait disparaître avant l’irruption de leur fureur. Il y avait aussi le néant de Dieu. Puisque selon toute vraisemblance jamais non plus tu ne serais Dieu. Et que valait Dieu s’il restait extérieur, à l’instar d’un pur spectacle, d’un outil ne fonctionnant plus qu’à moitié, ou d’un inutile organe obscène ? Dans cet endroit désert l’agitation des machines et de la casse faisait comme la présence d’une foule. Comme s’il y avait un cycle à boucler d’urgence, l’usine continuait à consommer elle-même ou gaspiller elle-même ce qu’elle avait produit, elle brûlait les étapes, déjà dispersant des déchets.

Soudain les ampoules de Schweppes s’éteignirent. Mais plus aucun danger de te rompre le cou. Tu n’étais entouré que de néants anodins. Au bout de quelques minutes, tu n’avais plus peur du fossé peu profond, ni du lac retourné à sa place, il n’était plus dans les parages.

Le jour se levait, tu as marché jusqu’à ton hôtel, la route montait en pente douce entre des jardins potagers, petite colline au bord du lac, à l’hôtel tu n’as croisé que deux ou trois personnes, à ton grand étonnement tu devais avoir l’air tout à fait normal, étonnement, soulagement, légère déception, personne ne te regardait comme s’il venait de t’arriver quelque chose.





Dans l’appartement déserté que tu empruntes, tu passes d’une pièce à l’autre comme si elles étaient à toi, ensuite tu te calmes et tu écoutes du début à la fin un disque de trente ou quarante minutes. Pendant les premières plages le saxophone et le piano tressent leurs deux seules sonorités, après quoi la voix de la femme intervient par intermittences, tantôt comme le dénouement d’une attente, tantôt comme le début d’un passage risqué. Puis de nouveau les deux instruments continuent sans elle, ou même se quittent aussi l’un l’autre pour de plus ou moins longs solos. À la fin du disque la voix revient, le dernier morceau c’est elle, voix désirée, dérangeante, parfois lassante, a capella par moments, elle chante A simple danger will do.

Quand la douleur qui s’empare de toi menace de s’intensifier, peut-être faut-il, pour limiter son pouvoir sur toi, que tu donnes à quelque chose le rôle de représenter ce que tu n’auras jamais – ou n’auras plus, si tu imagines l’avoir eu –, avec l’espoir que ce paradoxe ait des effets favorables, le paradoxe de tenir cette chose absente pour un objet magique, pour un fantôme de fétiche, pour une bénédiction. L’entrée dans une patience nocturne aux abords d’un objet magique. En tout cas tu essaies avec J. que tu aimais tant : d’une évanescence ou même d’un creux tu essaies de faire quelque chose de magique, et par intermittences tu te sens déjà portant en toi-même cette secrète nuit lumineuse. Ne l’oubliant pas, tu essaies de faire de J. une nuit avec un fantôme qui te porterait chance. Autour de toi et en toi une nuit lumineuse.





Le matin tu étais dans un village austère des Mauges, avec des granges à profil de pyramide, aller jusque dans les Mauges n’avait pas été un long voyage, jusqu’à Loudun non plus, l’après-midi du même jour tu traversais Loudun. Ton passé soudain te paraissait si simple que tu te demandais si tu n’étais pas atteint d’amnésie, d’une amnésie effaçant aussi l’avenir : ton passé se réduisait à quelques images et refrains, en outre vous aviez, ton avenir et toi, perdu la parole. Tu avais été capable comme tout le monde d’établir des programmes, mais tous à cette heure-là t’avaient lâché, plus aucun d’eux ne venait rien dire.

La terrasse se composait d’une seule table et de deux chaises, devant une épicerie-tabac, dans un village des environs de Loudun, une chaise de trop, toi seul client. Sur cette table tu as mis des feuilles et un bic, à la manière d’un collégien s’apprêtant à consigner dans un précieux carnet des phrases très profondes sur ce qu’il a déjà vécu, les unes empruntées à des auteurs estimables ou même admirables, les autres jaillies de sa propre inspiration, sur ce qu’il a déjà vécu et sur ce qu’il se vante d’avance de vivre dans un proche avenir. Mais toi tu n’arrivais à écrire qu’une sélection de verbes, « percevoir, ressentir, aimer, lutter, se réconcilier », les regardant comme si tu avais peur de perdre le mode d’emploi de ton temps, ou comme si le présent attendait ces mots de passe pour se ranimer. La place du village, au lieu de t’entourer d’un centre, n’avait que des brèches et des murs mal placés : une belle maison en U – à toit de tuiles roses à faible pente, comme un toit méridional –, une gare désaffectée, et trois ou quatre bâtiments plus petits, trop loin les uns des autres, trop indifférents les uns aux autres, comme les sommeils solitaires de quelques dormeurs éparpillés dans l’herbe d’un parc, échouaient à former un ensemble.

Pour cause d’amnésie ou de ritournelle, au lieu de ramifier ta pensée, tu n’imaginais que la répétition des mêmes scènes à la fois simples et confuses, comme si ton passé se réduisait à la présence d’un corps près du tien, pourtant tu n’as pas l’illusion qu’un corps soit une chose simple, un corps tiède et parfois d’une joie manifeste, pourtant ce jour-là pas plus qu’un autre tu n’avais l’illusion que ton passé n’aurait été qu’une suite de scènes au cours desquelles tu aurais été beaucoup aimé. Un corps, des sons, des lettres. La présence près de toi d’un corps tiède et joyeux d’où de temps en temps sortent des paroles inattendues. Et la petite écriture arrondie de J. Ses cartes postales écrites à toute allure, deux ou trois phrases bondissantes, avec des pronoms dont il fallait deviner à quoi ou à qui ils renvoyaient, et d’autres énigmes.

De nouveau, sur cette table, au bord de cette place qui n’en était pas une, au bord de cet espace aux formes lacunaires et assez beau cependant, tu regardais ta suite de verbes, ta courte série d’attitudes et d’activités, attendant que le passé revienne, que l’avenir revienne. Comment J. – c’était du temps de J., mais elle n’avait pu venir avec toi cette semaine-là – aurait-elle regardé cette place de gravier beige, traversée par une chaussée de macadam, et bordée de morceaux de pelouse et de murs mal placés ? Avec J. les conversations bondissaient comme des chiens, les conversations lancées sur tel ou tel terrain à la recherche de traces. Parlant d’un livre, ou regardant un paysage, ou après un concert, souvent vous étiez impatients d’échanger des hypothèses, impatience de jouer, urgence vitale, comme si ne rien déchiffrer ensemble vous exposait à des dangers… Peut-être vous vous trompiez souvent, peut-être vos paroles échangeaient-elles des fictions plutôt que des explications, mais en attendant ces fictions donnaient une saveur aux endroits les plus bancals et aux moments les plus décolorés. Elle aurait dit : Prenons deux ou trois photos d’ici, elles auront de quoi nous toucher, peu importe que le lieu où nous sommes n’ait aucun talent, au premier abord, le lieu lui-même ou laissé à lui-même, à mon avis les photos en auront, plus ou moins autonomes par rapport au lieu lui-même, différentes en tout cas.

L’œil d’un couple. Les yeux d’un couple. Dans ce village qui s’appelait Arçay sans doute mais tu n’en es pas sûr, tu étais sans elle et ne prenais pas de photos. Un bout de pelouse en friche menait d’une véritable pelouse à une prairie où un chien noir disparut entre les herbes. Un homme avec un fusil sur l’épaule et des airs de balafré bandit de grand chemin entra dans l’épicerie-tabac. Tu étais obligé de sourire, obligé de reconnaître que tu ne courais qu’un danger subtil, aucun bandit surgissant de derrière un bâtiment n’allait te voler ou faire de toi son esclave, tu ne vivrais pas dans la terreur que manquât l’argent pour la rançon rachetant ta liberté, aucun ciel féroce ne te menaçait de sa foudre ou de son déluge. Tu risquais seulement de perdre ces petits trucs qui n’étaient pas secondaires, tes petits trucs à toi pour voir les choses et les montrer : ils faisaient partie des signes d’amour que tu donnais alors et qu’il fallait à tout prix renouveler. Un certain danger, oui, tu le pensais, tu le penses. Ne rien déchiffrer, ensemble ou chacun à son tour, représente un réel danger. Tu cesserais d’aimer ou serais vite décevant et abandonné si plus jamais tu n’étais la cause d’au moins quelques modestes dévoilements singuliers.

Tu ramassais tes feuilles, vierges (sauf, sur la première, la ligne solitaire avec seulement des verbes), tu te levais pour aller payer au comptoir, et tu voyais sous un œil une cicatrice : sur la joue du chasseur comme une larme gelée.

Recommencer. Un danger subtil suffira.


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