Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
par Paola Balzarro
Imprimer l'articleLa forme de l’amour
Aventure érotico-grotesque d’une noble dame piémontaiseSi en cette nuit de tempête quelqu’un avait cherché refuge au Palais des Landriani, il se serait immédiatement rendu compte que quelque chose d’étrange était en train de se passer.
Toutes les fenêtres – bien qu’il fût presque minuit – étaient éclairées. À l’entrée, le hall était orné d’étoiles de papier d’or et de guirlandes qui montaient jusqu’en haut des escaliers. Une musique très douce venait d’en haut et une voix féminine délicate, presque tremblotante, chantait l’Ave Verum.
Le filet de sa voix portait jusqu’à la salle à manger, où une très grande table trônait au milieu de la salle ; deux serviteurs âgés étaient en train de la débarrasser : dans les poubelles, finissaient des restes de calmars grillés, du risotto au safran, des truites truffées, un esturgeon cuit à la vapeur, des poivrons frits, des fruits à l’eau-de-vie, un pain aux raisins et aux fruits confits.
À travers la porte grande ouverte, on accédait à une pièce plus intime d’où provenait la musique. On pouvait y voir une crèche peuplée de statuettes en terre cuite, merveilleusement arrangée, jusque dans ses moindres détails. Un village entier était attelé à des travaux quotidiens, même si le ciel étoilé en papier d’argent indiquait qu’il faisait en réalité nuit noire.
Près de la crèche se trouvait un piano où jouait et chantait à la gloire du Seigneur la jeune comtesse Maria Ludovica Landriani, née Runci della Riva. Légèrement appesantis par le dîner de la vigile de Noël et néanmoins remplis de pensées dévotes, les autres membres de la famille étaient assis autour d’elle : Goffredo, lieutenant de l’armée de la Maison de Savoie et mari de Ludovica, son frère Vittorio et sa mère Virginia.
Maria Ludovica, cette pauvre femme, faisait de son mieux. Durant toute son enfance, elle avait pris des leçons de musique et de chant, mais n’en avait pas tiré grand profit. En réalité, elle ne chantait ni faux ni mal, mais toute mélodie filtrée par sa gorge ou exécutée par ses mains perdait de sa force et – pour ainsi dire – n’avait plus d’âme. Et le son de sa voix, si léger et si doux, menaçait parfois de se perdre dans l’air.
La pendule sonna le premier coup de minuit. La comtesse Virginia, avec une lenteur solennelle, sortit l’enfant Jésus d’une petite boîte, et le coucha dans l’étable. Il y eut un instant de recueillement.
Rien dans cette scène n’aurait paru étrange, si elle s’était effectivement déroulée la nuit de Noël.
C’était sans aucun doute l’hiver, le mois de février approchait, et une tempête de neige fouettait de tous côtés les terres des Landriani. Le vent qui soufflait du sud était paradoxalement très froid, il s’enfilait en hululant dans les bois de châtaigniers, déracinait les rangées de vignes, tournoyait et s’enroulait en spirale autour du Palais situé au sommet d’une colline. À peine la neige touchait-elle le sol qu’elle était immédiatement soulevée en tourbillons ; l’eau de la rivière, pas encore gelée, était poussée avec force en amont et peinait à retrouver son cours. Bref, cette nuit-là, la nature semblait agitée, comme démontée.
Mais pourquoi les comtes Landriani, ces gens qui n’étaient généralement pas extravagants, se conduisaient-ils de manière aussi étrange ?
À cause de la guerre, surtout, et d’un pressentiment qu’avait sans cesse Virginia. C’était l’année où l’Italie, grâce à Dieu et à la volonté du roi Vittorio, était en train de prendre forme. Le Bourbon, de fait, était battu, mais ses troupes s’acharnaient à retarder la fête des Piémontais. Ainsi, même Goffredo et les autres Savoyards passaient Noël au front. C’était peu de chose face à cette confusion générale, face à l’Histoire, et à la gloire des temps qui commençaient.
Virginia, cependant, avait considéré l’absence de son fils comme un mauvais présage. « Très bientôt, se disait-elle, nous nous retrouverons seulement à quatre » et elle regardait Vittorio, en se demandant combien de temps ce garçon allait encore vivre. Cette pensée l’animait depuis le début. À peine né, son fils aîné lui avait semblé inadapté à ce monde. « Il ne vivra pas, je le sens » disait-elle. Puis elle s’était murée dans un profond silence. Vittorio, en réalité, tétait beaucoup et bien, il prenait du poids et des couleurs, et ne semblait pas plus lent que les autres enfants de son âge. Mais les yeux de Virginia voyaient au-delà des apparences et les grosses joues et les sautillements de son enfant la rendaient d’autant plus mélancolique.
Vittorio avait donc grandi dans la maison, toujours emmitouflé dans le poil et la laine. Dès le début, il avait senti le poids des interdits : il s’était échappé à travers champs, mais il était à chaque fois rattrapé. Puis, tout doucement, il s’était assagi.
L’immense bibliothèque de la maison était remplie de livres auxquels personne ne touchait depuis des années. Le jeune comte grimpait au hasard en haut d’un escabeau, et, entre un éternuement et un accès de toux, recouvert de poussière de la tête aux pieds, il mettait la main sur quelques textes intéressants qui avaient énormément stimulé son esprit, ses rêves et ses actes.
Ainsi, à chaque célébration, à chaque fête chrétienne ou familiale, Virginia répétait : « À nouveau tous réunis » (son mari était mort depuis vingt ans, aussi détaché et discret qu’il avait vécu). Rater ainsi un soir de Noël, cette occasion d’être unis en paix et dans la joie, lui semblait du gâchis et même un blasphème. « À la première permission, avait-elle écrit à Goffredo, reviens à la maison revoir ton frère. Nous t’attendrons pour la fête comme tous les ans ».
Finalement la permission était arrivée, et le jeune homme s’était résigné à retraverser toute l’Italie pour assister à cette cérémonie familiale.
Bien droit, comme au garde-à-vous, résistant tant bien que mal au sommeil et à la fatigue, Goffredo regardait donc fixement la crèche. À côté de lui, les yeux fermés, sa femme remuait à peine les lèvres et faisait la moue.
Soudain, un coup de vent violent ouvrit grand les fenêtres : le vent glacial déferla dans la pièce et éteignit d’un souffle toutes les bougies. Il souleva les anges, les bergers, la divine famille et les livres, verres, bouteilles, tabatières, qu’il fit tournoyer un instant au-dessus des têtes stupéfaites des comtes avant de les faire tomber par terre, dans un fracas de vaisselle et de verre brisé.
Il fallut attendre un bon moment pour que le calme revienne. De l’étage inférieur, arrivèrent les renforts, avec des balais, des seaux, des chiffons et des bandages. Personne ne parvenait plus alors à penser à Noël.
Le vent, contenu à l’extérieur du Palais, continuait à battre les murs et les volets fermés.
Tout semblait avancer au ralenti, la respiration, les mots, le temps figé ; on aurait dit qu’une heure s’était déjà écoulée, mais cela ne faisait que cinq minutes. Ils restaient là, les mains croisées. De temps en temps, ils versaient une gorgée de liqueur, ou posaient un verre, avec un tintement de cristal si léger et si bref qu’on l’entendait à peine. Et ainsi, presque à leur insu, l’attente et le mystère grandissaient, comme si en cette nuit étrange de Vigile, quelque chose de très insolite était sur le point d’arriver.
Et puis, Ludovica ne se sentait pas bien du tout. Avant la rafale, lorsqu’elle chantait, elle avait déjà eu un léger vertige auquel elle avait préféré ne pas accorder d’importance. Mais maintenant, elle ressentait un étrange malaise au niveau du bas-ventre, une sensation de chaleur inconnue, une effervescence, un remuement de viscères qui l’obligeait à s’agiter sur le coussin, en quête d’un soulagement. Elle ne voulait pas gâcher cette soirée de Noël. À un certain moment, elle ne put cependant plus résister : elle se leva et, d’une voix aussi calme que possible, annonça qu’elle était un peu fatiguée, s’excusa et souhaita bonne nuit à tout le monde puis monta dans sa chambre.
Elle glissa dans sa chemise de nuit blanche en soie et, comme il faisait vraiment froid, elle mit aussi ses gants et ses bas de laine. Quelques minutes plus tard, elle dormait déjà.
Goffredo la rejoignit un peu plus tard. Il se déshabilla dans l’obscurité et put enfin se pelotonner dans les couvertures en serrant sur sa poitrine l’oreiller en plumes.
Le mari et sa femme étaient entrés dans un sommeil profond. À l’extérieur, le vent sembla se calmer d’un coup, un silence absolu s’abattit sur la maison et un léger frémissement parcourut l’air, comme si un ange traversait la chambre.
Ludovica ouvrit les yeux. Elle manquait d’air. Elle tendit le bras vers la cruche d’eau mais son bras ne lui obéissait plus, secoué par un tremblement violent et incontrôlable. Quelque chose d’inouï arriva alors. Tout son corps – son corps si blanc et si délicat de comtesse – commença à gonfler et à grossir de manière effroyable. La fine chemise de nuit se déchira à la poitrine et il lui sembla que sa peau-même était sur le point de se déchirer, poussée par une force inconnue qui l’oppressait de l’intérieur.
Elle se leva péniblement, alluma une bougie, et faillit s’évanouir : dans le miroir, l’image qui la regardait avec des yeux remplis de terreur était celle d’un homme grand et barbu, manifestement vigoureux, malgré ses cheveux décoiffés et son visage un peu livide.
Elle recula d’un pas et, d’un geste machinal de la main, elle heurta la tablette des parfums ; trois flacons tombèrent par terre. Le cristal se brisa et un parfum intense d’héliotrope – mêlé de rose et de muguet – emplit la pièce. Un nuage dense et enivrant. Il y avait de quoi perdre la tête.
Heureusement, Goffredo, lové dans sa propre tiédeur, ne s’aperçut de rien.
Maria Ludovica regarda autour d’elle. Que faire, maintenant ? Puis l’éternelle question – pourquoi moi, pourquoi ceci, pourquoi maintenant ? – lui traversa un instant l’esprit. Tout le champ de forces mystérieuses qui avaient enveloppé le palais cette nuit-là s’était concentré sur sa tête innocente comme sur un paratonnerre.
Elle se dit qu’elle n’avait pas le choix et prit aussitôt la fuite. Elle sortit de sa chambre et se retrouva dans le couloir ; elle glissait le long des murs à petits pas légers ; le marbre était glacial sous ses chaussettes montantes ; elle ne portait rien d’autre qu’un lambeau de soie qui laissait entrevoir une peau dorée et douce – oui, douce – comme celle d’une grande dame. Elle prie le Seigneur et la sainte Vierge que personne ne se réveille. Elle se déplace avec précaution car tout autour d’elle pendent les décorations entrelacées de Noël, et il vaut mieux, vraiment, éviter de faire d’autres bruits.
Tout doucement, elle descend le grand escalier et veut sortir en courant de ce palais qui ne peut plus la reconnaître ; fuir à travers champs, quitte à mourir de froid et à être retrouvée – cadavre nu et inconnu – à quelques mètres de la maison.
C’était très étrange de marcher dans ces grands espaces silencieux, de traverser le hall d’entrée désert dans un corps qui n’était pas le sien mais qui lui était déjà presque familier, ou simplement étranger par rapport à l’ancien. Elle se frotta le corps pour se réchauffer un peu, et elle se plut à trouver sous la paume de sa main ces beaux muscles tendus, qui ne lui avaient coûté ni exercices ni traitements pénibles. Etait-elle vraiment prête à se jeter dans le froid ? Ne pouvait-elle pas faire d’abord un tour, quitte à risquer sa vie (Toi, qui es-tu ? Qu’as-tu fait à la comtesse ?) ? Elle pouvait du moins rester encore un peu à la maison, abritée par la pénombre. Voilà que le bureau de Vittorio s’éclaire. Elle voit de la lumière derrière la porte entrouverte à quelques mètres d’elle, se rapproche et regarde à l’intérieur de la pièce, sans se faire remarquer.
Vittorio était arrivé à ce moment-là et s’affairait avec d’étranges petits vases, posés un peu partout dans la pièce. Il y avait une grande agitation en cette nuit sainte.
Elle n’avait jamais vu le bureau de son beau-frère qui s’enfermait toujours à clé et ne laissait entrer personne, pas même pour le ménage. Elle s’étonna de ses gestes inquiets, comme si manipuler ces flacons était risqué. Le comte portait une robe de chambre rouge, qui lui arrivait quasiment aux pieds. Il allait et venait, nerveux et circonspect ; il se dirigeait vers la fenêtre, regardait dehors dans la nuit noire, puis jetait un coup d’œil à sa montre et soupirait avec inquiétude.
Sur une petite table, bien enveloppé dans de la toile et attaché avec des cordes très solides, se trouvait un gros paquet que Vittorio effleurait légèrement, de temps à autre, presque avec terreur, comme s’il voulait s’assurer qu’il était bien là, qu’il n’avait pas bougé.
Les minutes passaient, puis les quarts d’heure ; Ludovica avait des fourmillements, pourtant, elle ne se résignait pas à quitter les lieux.
Tout à coup, on entend frapper à la fenêtre. Vittorio se précipite pour ouvrir et trébuche sur sa robe de chambre.
Il ouvrit grand les fenêtres et en même temps que le vent froid, un homme s’introduisit dans la pièce, drapé dans un manteau noir à capuche. Ils s’étreignirent et se mirent à chuchoter de façon rapide et nerveuse. Ludovica réussit à saisir des mots comme « tyrans », « paysans », et d’après le ton fiévreux de leur discours, il semblait que des événements extraordinaires étaient sur le point de survenir. Vittorio remit le paquet à son ami avec une infinie prudence, en insistant bien (gare ! il suffirait d’une secousse…) puis il tira de sa poche une lourde bourse (des pièces de monnaie, assurément) et la lui remit. Ils se saluèrent en hâte. L’homme à la capuche ressortit par la même fenêtre, aussi agile qu’un lézard et disparut dans l’obscurité. Vittorio resta debout près de la vitre, pour suivre du regard cette personne qui fuyait. Il se frotta le visage avec les mains, toussa et resta là un instant, histoire de dissiper la peur. Mais les choses tournaient mal. Peut-être l’homme était-il passé trop près des chiens, cette fois ? peut-être avait-il marché sous le vent ? Il s’était fait repérer. Ils avaient d’une façon ou d’une autre flairé sa présence. Il y eut très vite un vacarme effroyable. Tout le chenil s’était réveillé.
Agitation feutrée, portes qui s’ouvraient et se refermaient, bruits de pas précipités et lourds sous le porche et le long des couloirs, ils étaient en alerte, ils cherchaient tous le voleur.
Vittorio était pétrifié de terreur. Il pouvait fermer à clé et fuir à l’étage. Mais n’étaient-ils pas capables de forcer la porte en pleine battue, surtout si les chiens rôdaient par là ? Il n’avait plus le temps de mettre en sécurité les alambics, les mixtures et les grenades. Il valait mieux ne pas bouger.
La comtesse suivait avec horreur toute ce remue-ménage. Où fuir ? Comment se travestir ?
Elle s’éloigna de la porte juste à temps : son beau-frère passa la tête. Il jeta un coup d’œil à gauche et à droite puis s’enferma à double tour. Ludovica, tapie contre le mur, entendait les pas se rapprocher. Elle aperçut une niche derrière le grand escalier, un abri caché des regards dont il fallait se contenter – c’était sans aucun doute le plus proche. D’un bond, elle parvint à sa cachette. Deux gardiens passèrent tout près d’elle, munis de lampes ; ils cherchaient partout, éclairaient tous les recoins. Ludovica resta immobile dans l’ombre, et ils passèrent leur chemin. Ils frappèrent à la porte du bureau de Vittorio.
– Qui est-ce ?
– Gaspare et Adelmo, Monsieur le comte.
– Que me voulez-vous à cette heure-ci ?
– Nous avons entendu du bruit et les chiens aboient comme s’ils avaient vu le diable.
– Laissez-les aboyer, c’est leur travail.
– Quelqu’un est peut-être entré par le jardin.
– Il n’y a que moi ici et je suis en train de travailler. Laissez-moi tranquille. Partez.
Sa voix tremblait de colère. Les deux hommes, qui le savaient un peu étrange, s’excusèrent et tournèrent les talons. Mais mieux vaut jeter encore un coup d’œil, peut-être derrière Lampo qui arrive tenu en laisse par Michele.
Ludovica faillit s’évanouir.
Elle lève les yeux au ciel. L’étage supérieur est silencieux, elle se dit : « Si seulement je pouvais arriver là-haut sans bruit, je disparaîtrais dans l’obscurité, en attendant la fin de la battue ». Qui sait pourquoi, cette idée lui semble tout à fait raisonnable. Elle se hisse sur un coffre, saisit le bord de la balustrade et d’un coup de reins sec, elle se retrouve à mi-hauteur du grand escalier, et contourne la partie éclairée. Ils ne l’ont pas vue. Elle monte aussi rapidement que possible les dernières marches sans faire de bruit. Elle a la gorge nouée par le froid et la peur, le pas incertain. Elle refait son parcours à reculons. Cette fois-ci, le Cardinal ne reçoit pas ; tout est tranquille, les minutes passent. En bas, les trois gardiens s’apprêtent à retourner se coucher. Mais avant, mieux vaut également jeter un coup d’œil à l’étage.
Cette fois-ci, Ludovica était vraiment perdue. Le couloir n’offrait aucun refuge, à part les rares statues, que les gardiens éclairaient avec le plus grand soin : un dernier contrôle, puis on arrête.
Elle regarda autour d’elle. La seule porte entrouverte où elle pouvait s’introduire était celle de sa chambre.
Son hésitation ne dura qu’un court instant : avant même de réfléchir à ce qui l’attendait, elle se faufila dans la chambre et referma la porte derrière elle.
La première chose qui frappa ses sens fut ce parfum mélangé, ces trois arômes qui s’étaient alors fondus les uns dans les autres. Epuisé par le voyage, ou peut-être étourdi par l’atmosphère de cette nuit étrange, le comte, son mari, continuait à dormir. Ludovica se demanda quelle heure il pouvait bien être. Assurément, l’aube était encore lointaine. La maison était de nouveau plongée dans un silence profond, et même les bruits de la tempête arrivaient de façon plus atténuée, comme s’ils ne pouvaient plus traverser les murs de cette pièce tranquille. On entendait seulement la respiration du dormeur, lente et légère. Elle se rapprocha du lit. La tête blonde, posée sur l’oreiller, scintillait dans l’obscurité. Une chaleur diffuse entourait ce corps abandonné. Quelque chose en elle se mit à défaillir. Tout son corps tremblait, son cœur battait la chamade. Ce n’était pas seulement le froid ou la peur, c’était un instinct nouveau qui lui venait. Elle tenta de dominer son émotion et de ne plus regarder Goffredo de cette façon. Mais que lui arrivait-il encore ?
Elle eut envie de le toucher, de se faufiler près de lui dans les draps et de le serrer très fort contre sa poitrine, de toute la force de ses nouveaux bras.
Chose étrange, à bien y réfléchir. Jamais, au cours des trois années passées avec cet homme, elle n’avait connu le désir, la passion qui l’agitait maintenant. Et que pouvait-elle bien faire, arrangée de la sorte ? Se rapprocher un peu plus et s’asseoir sur le lit, peut-être, tout doucement. De toutes façons, il ne se réveille pas. Au moins essayer d’introduire une main sous sa poitrine, pour se réchauffer un peu, et sentir sa peau à travers sa chemise délicate. Ce contact éteignit sa dernière lueur de raison. Maintenant c’était son corps qui commandait et la dirigeait à sa perte. Elle souleva les couvertures d’un geste brusque ; puis elle commença à relever tout doucement la chemise de nuit de son mari. Elle l’embrassa sur la nuque, longuement.
Goffredo se réveilla. Il se retourna sur le dos et vit au-dessus de lui ce visage brun étincelant de joie. Convaincu sans doute d’être encore en plein rêve, il ne fut pas surpris et lui tendit ses bras, comme s’il s’agissait d’une personne longuement attendue. Il remua à peine les lèvres pour parler, mais seul un soupir de plaisir en sortit. Puis il referma les yeux, baissa la tête et se laissa aller sous les mains de Ludovica.
Le lendemain matin, l’atmosphère était claire et lumineuse. Il ne restait plus aucune trace de la tempête de la veille. Le soleil hivernal brillait sur la campagne gelée et sur les arbres blancs, entièrement recouverts de givre. C’était un dimanche particulièrement tranquille ; les cloches du village voisin sonnaient l’appel à la messe et quiconque n’était pas parti à la guerre mettait alors le nez dehors et se réconciliait paresseusement avec le paysage, le ciel et la nature.
Ludovica se réveilla dans son lit. Encore un peu étourdie et rêveuse, elle s’étira entre les draps et sentit sous ses doigts la chemise de nuit à moitié déchirée et son sein doux et menu. Elle se regarda avec stupeur. Son corps blanc, mince et fatigué de toujours, était revenu. La chambre tout entière était encore immergée dans le parfum déversé la nuit précédente et, par terre, les bouts de verre luisaient encore. En faisant attention où elle mettait les pieds, elle alla ouvrir la fenêtre et respira profondément, en essayant de s’éclaircir un peu la tête. La lumière froide réveilla Goffredo. Ils se regardèrent sans comprendre, sans oser poser aucune question. Leurs yeux, d’après Ludovica, se sourirent pendant un instant. Ils ne dirent rien.
Au petit déjeuner, Virginia raconta que durant la nuit les gardiens avaient cru entendre une présence étrangère dans la maison, et que les chiens avaient fait un véritable raffut. « Curieux, ajouta-t-elle, que ces sales bêtes endiablées n’aient réveillé aucun d’entre vous. » Ludovica et Vittorio baissèrent les yeux, rouges comme des pivoines.
Goffredo repartit le matin même. Sa femme le regarda s’éloigner, le cœur serré de douleur. Quelque temps après, arriva la nouvelle qu’il était tombé lors de la dernière bataille sous la forteresse de Gaeta.
C’est ainsi que s’acheva l’histoire de la famille Landriani, qui, faute d’héritiers, déclina à l’aube du vingtième siècle. C’est Vittorio, évidemment, qui vécut le plus longtemps. Toutes les graines semées lors de cette fameuse nuit pleine de mystère, se desséchèrent peu après : un miracle, au fond, c’est comme une plaisanterie, si on le compare au pouvoir de la norme.
Vittorio et les siens s’activèrent encore un peu, mais peut-être étaient-ils peu nombreux, ou peut-être ne connaissaient-ils pas suffisamment les masses ? peut-être n’était-ce pas le bon moment ? Toujours est-il qu’ils n’obtinrent pas grand chose. On fit sauter deux voitures, une statue du Souverain à cheval, quelques stalles d’église et les cuisines de la caserne Carlo Alberto à Asti. Pour ne pas encourager l’anarchie, les journaux passèrent ces actes sous silence. Les gens en parlèrent ici et là dans la région et quelques notables, dans le doute, firent armer leurs domestiques et les entraînèrent à tirer au fusil. Progressivement, les explosions se firent plus rares, elles prirent un rythme lent, régulier et perdirent l’impact des premiers jours ; à la fin, on eut la conviction qu’elles étaient liées à des phénomènes naturels. Et de fait, on n’en trouve aucune trace dans les livres scolaires.
De son côté, la pauvre comtesse demeura ébahie, étourdie par le souvenir de la chair, par la chaleur du corps de son mari dont elle n’arrivait pas à se délier. Elle errait, légère et absente, à travers les chambres endeuillées du palais et on la vit plus d’une fois se promener la nuit tel un fantôme dans la maison et dans le parc, enveloppée d’un simple châle.
Avec le temps, cependant, l’agitation des sens commença à décroître. Peu à peu, au décours monotone des mois, elle se fit moins tenace, elle se mêla aux voix et à ce qui faisait sa vie de châtelaine tranquille. La comtesse recommença à fréquenter les gens, à rencontrer tous ceux qui lui offraient des paroles de réconfort ; elle reprit ses visites aux châteaux voisins et participa aux conversations des dames.
Et quand elle eut l’occasion de repenser à cette fameuse nuit, avec l’esprit plus clair, elle ne parvint plus à donner forme à son histoire, si bien que cette aventure ne lui sembla bientôt plus qu’une illusion, un simple caprice de l’imagination. Celle-ci s’estompa progressivement de sa mémoire et se fit vague, abstraite, floue. Jusqu’à ce qu’elle finisse par s’évanouir complètement.
Toutes les fenêtres – bien qu’il fût presque minuit – étaient éclairées. À l’entrée, le hall était orné d’étoiles de papier d’or et de guirlandes qui montaient jusqu’en haut des escaliers. Une musique très douce venait d’en haut et une voix féminine délicate, presque tremblotante, chantait l’Ave Verum.
Le filet de sa voix portait jusqu’à la salle à manger, où une très grande table trônait au milieu de la salle ; deux serviteurs âgés étaient en train de la débarrasser : dans les poubelles, finissaient des restes de calmars grillés, du risotto au safran, des truites truffées, un esturgeon cuit à la vapeur, des poivrons frits, des fruits à l’eau-de-vie, un pain aux raisins et aux fruits confits.
À travers la porte grande ouverte, on accédait à une pièce plus intime d’où provenait la musique. On pouvait y voir une crèche peuplée de statuettes en terre cuite, merveilleusement arrangée, jusque dans ses moindres détails. Un village entier était attelé à des travaux quotidiens, même si le ciel étoilé en papier d’argent indiquait qu’il faisait en réalité nuit noire.
Près de la crèche se trouvait un piano où jouait et chantait à la gloire du Seigneur la jeune comtesse Maria Ludovica Landriani, née Runci della Riva. Légèrement appesantis par le dîner de la vigile de Noël et néanmoins remplis de pensées dévotes, les autres membres de la famille étaient assis autour d’elle : Goffredo, lieutenant de l’armée de la Maison de Savoie et mari de Ludovica, son frère Vittorio et sa mère Virginia.
Maria Ludovica, cette pauvre femme, faisait de son mieux. Durant toute son enfance, elle avait pris des leçons de musique et de chant, mais n’en avait pas tiré grand profit. En réalité, elle ne chantait ni faux ni mal, mais toute mélodie filtrée par sa gorge ou exécutée par ses mains perdait de sa force et – pour ainsi dire – n’avait plus d’âme. Et le son de sa voix, si léger et si doux, menaçait parfois de se perdre dans l’air.
La pendule sonna le premier coup de minuit. La comtesse Virginia, avec une lenteur solennelle, sortit l’enfant Jésus d’une petite boîte, et le coucha dans l’étable. Il y eut un instant de recueillement.
Rien dans cette scène n’aurait paru étrange, si elle s’était effectivement déroulée la nuit de Noël.
C’était sans aucun doute l’hiver, le mois de février approchait, et une tempête de neige fouettait de tous côtés les terres des Landriani. Le vent qui soufflait du sud était paradoxalement très froid, il s’enfilait en hululant dans les bois de châtaigniers, déracinait les rangées de vignes, tournoyait et s’enroulait en spirale autour du Palais situé au sommet d’une colline. À peine la neige touchait-elle le sol qu’elle était immédiatement soulevée en tourbillons ; l’eau de la rivière, pas encore gelée, était poussée avec force en amont et peinait à retrouver son cours. Bref, cette nuit-là, la nature semblait agitée, comme démontée.
Mais pourquoi les comtes Landriani, ces gens qui n’étaient généralement pas extravagants, se conduisaient-ils de manière aussi étrange ?
À cause de la guerre, surtout, et d’un pressentiment qu’avait sans cesse Virginia. C’était l’année où l’Italie, grâce à Dieu et à la volonté du roi Vittorio, était en train de prendre forme. Le Bourbon, de fait, était battu, mais ses troupes s’acharnaient à retarder la fête des Piémontais. Ainsi, même Goffredo et les autres Savoyards passaient Noël au front. C’était peu de chose face à cette confusion générale, face à l’Histoire, et à la gloire des temps qui commençaient.
Virginia, cependant, avait considéré l’absence de son fils comme un mauvais présage. « Très bientôt, se disait-elle, nous nous retrouverons seulement à quatre » et elle regardait Vittorio, en se demandant combien de temps ce garçon allait encore vivre. Cette pensée l’animait depuis le début. À peine né, son fils aîné lui avait semblé inadapté à ce monde. « Il ne vivra pas, je le sens » disait-elle. Puis elle s’était murée dans un profond silence. Vittorio, en réalité, tétait beaucoup et bien, il prenait du poids et des couleurs, et ne semblait pas plus lent que les autres enfants de son âge. Mais les yeux de Virginia voyaient au-delà des apparences et les grosses joues et les sautillements de son enfant la rendaient d’autant plus mélancolique.
Vittorio avait donc grandi dans la maison, toujours emmitouflé dans le poil et la laine. Dès le début, il avait senti le poids des interdits : il s’était échappé à travers champs, mais il était à chaque fois rattrapé. Puis, tout doucement, il s’était assagi.
L’immense bibliothèque de la maison était remplie de livres auxquels personne ne touchait depuis des années. Le jeune comte grimpait au hasard en haut d’un escabeau, et, entre un éternuement et un accès de toux, recouvert de poussière de la tête aux pieds, il mettait la main sur quelques textes intéressants qui avaient énormément stimulé son esprit, ses rêves et ses actes.
Ainsi, à chaque célébration, à chaque fête chrétienne ou familiale, Virginia répétait : « À nouveau tous réunis » (son mari était mort depuis vingt ans, aussi détaché et discret qu’il avait vécu). Rater ainsi un soir de Noël, cette occasion d’être unis en paix et dans la joie, lui semblait du gâchis et même un blasphème. « À la première permission, avait-elle écrit à Goffredo, reviens à la maison revoir ton frère. Nous t’attendrons pour la fête comme tous les ans ».
Finalement la permission était arrivée, et le jeune homme s’était résigné à retraverser toute l’Italie pour assister à cette cérémonie familiale.
Bien droit, comme au garde-à-vous, résistant tant bien que mal au sommeil et à la fatigue, Goffredo regardait donc fixement la crèche. À côté de lui, les yeux fermés, sa femme remuait à peine les lèvres et faisait la moue.
Soudain, un coup de vent violent ouvrit grand les fenêtres : le vent glacial déferla dans la pièce et éteignit d’un souffle toutes les bougies. Il souleva les anges, les bergers, la divine famille et les livres, verres, bouteilles, tabatières, qu’il fit tournoyer un instant au-dessus des têtes stupéfaites des comtes avant de les faire tomber par terre, dans un fracas de vaisselle et de verre brisé.
Il fallut attendre un bon moment pour que le calme revienne. De l’étage inférieur, arrivèrent les renforts, avec des balais, des seaux, des chiffons et des bandages. Personne ne parvenait plus alors à penser à Noël.
Le vent, contenu à l’extérieur du Palais, continuait à battre les murs et les volets fermés.
Tout semblait avancer au ralenti, la respiration, les mots, le temps figé ; on aurait dit qu’une heure s’était déjà écoulée, mais cela ne faisait que cinq minutes. Ils restaient là, les mains croisées. De temps en temps, ils versaient une gorgée de liqueur, ou posaient un verre, avec un tintement de cristal si léger et si bref qu’on l’entendait à peine. Et ainsi, presque à leur insu, l’attente et le mystère grandissaient, comme si en cette nuit étrange de Vigile, quelque chose de très insolite était sur le point d’arriver.
Et puis, Ludovica ne se sentait pas bien du tout. Avant la rafale, lorsqu’elle chantait, elle avait déjà eu un léger vertige auquel elle avait préféré ne pas accorder d’importance. Mais maintenant, elle ressentait un étrange malaise au niveau du bas-ventre, une sensation de chaleur inconnue, une effervescence, un remuement de viscères qui l’obligeait à s’agiter sur le coussin, en quête d’un soulagement. Elle ne voulait pas gâcher cette soirée de Noël. À un certain moment, elle ne put cependant plus résister : elle se leva et, d’une voix aussi calme que possible, annonça qu’elle était un peu fatiguée, s’excusa et souhaita bonne nuit à tout le monde puis monta dans sa chambre.
Elle glissa dans sa chemise de nuit blanche en soie et, comme il faisait vraiment froid, elle mit aussi ses gants et ses bas de laine. Quelques minutes plus tard, elle dormait déjà.
Goffredo la rejoignit un peu plus tard. Il se déshabilla dans l’obscurité et put enfin se pelotonner dans les couvertures en serrant sur sa poitrine l’oreiller en plumes.
Le mari et sa femme étaient entrés dans un sommeil profond. À l’extérieur, le vent sembla se calmer d’un coup, un silence absolu s’abattit sur la maison et un léger frémissement parcourut l’air, comme si un ange traversait la chambre.
Ludovica ouvrit les yeux. Elle manquait d’air. Elle tendit le bras vers la cruche d’eau mais son bras ne lui obéissait plus, secoué par un tremblement violent et incontrôlable. Quelque chose d’inouï arriva alors. Tout son corps – son corps si blanc et si délicat de comtesse – commença à gonfler et à grossir de manière effroyable. La fine chemise de nuit se déchira à la poitrine et il lui sembla que sa peau-même était sur le point de se déchirer, poussée par une force inconnue qui l’oppressait de l’intérieur.
Elle se leva péniblement, alluma une bougie, et faillit s’évanouir : dans le miroir, l’image qui la regardait avec des yeux remplis de terreur était celle d’un homme grand et barbu, manifestement vigoureux, malgré ses cheveux décoiffés et son visage un peu livide.
Elle recula d’un pas et, d’un geste machinal de la main, elle heurta la tablette des parfums ; trois flacons tombèrent par terre. Le cristal se brisa et un parfum intense d’héliotrope – mêlé de rose et de muguet – emplit la pièce. Un nuage dense et enivrant. Il y avait de quoi perdre la tête.
Heureusement, Goffredo, lové dans sa propre tiédeur, ne s’aperçut de rien.
Maria Ludovica regarda autour d’elle. Que faire, maintenant ? Puis l’éternelle question – pourquoi moi, pourquoi ceci, pourquoi maintenant ? – lui traversa un instant l’esprit. Tout le champ de forces mystérieuses qui avaient enveloppé le palais cette nuit-là s’était concentré sur sa tête innocente comme sur un paratonnerre.
Elle se dit qu’elle n’avait pas le choix et prit aussitôt la fuite. Elle sortit de sa chambre et se retrouva dans le couloir ; elle glissait le long des murs à petits pas légers ; le marbre était glacial sous ses chaussettes montantes ; elle ne portait rien d’autre qu’un lambeau de soie qui laissait entrevoir une peau dorée et douce – oui, douce – comme celle d’une grande dame. Elle prie le Seigneur et la sainte Vierge que personne ne se réveille. Elle se déplace avec précaution car tout autour d’elle pendent les décorations entrelacées de Noël, et il vaut mieux, vraiment, éviter de faire d’autres bruits.
Tout doucement, elle descend le grand escalier et veut sortir en courant de ce palais qui ne peut plus la reconnaître ; fuir à travers champs, quitte à mourir de froid et à être retrouvée – cadavre nu et inconnu – à quelques mètres de la maison.
C’était très étrange de marcher dans ces grands espaces silencieux, de traverser le hall d’entrée désert dans un corps qui n’était pas le sien mais qui lui était déjà presque familier, ou simplement étranger par rapport à l’ancien. Elle se frotta le corps pour se réchauffer un peu, et elle se plut à trouver sous la paume de sa main ces beaux muscles tendus, qui ne lui avaient coûté ni exercices ni traitements pénibles. Etait-elle vraiment prête à se jeter dans le froid ? Ne pouvait-elle pas faire d’abord un tour, quitte à risquer sa vie (Toi, qui es-tu ? Qu’as-tu fait à la comtesse ?) ? Elle pouvait du moins rester encore un peu à la maison, abritée par la pénombre. Voilà que le bureau de Vittorio s’éclaire. Elle voit de la lumière derrière la porte entrouverte à quelques mètres d’elle, se rapproche et regarde à l’intérieur de la pièce, sans se faire remarquer.
Vittorio était arrivé à ce moment-là et s’affairait avec d’étranges petits vases, posés un peu partout dans la pièce. Il y avait une grande agitation en cette nuit sainte.
Elle n’avait jamais vu le bureau de son beau-frère qui s’enfermait toujours à clé et ne laissait entrer personne, pas même pour le ménage. Elle s’étonna de ses gestes inquiets, comme si manipuler ces flacons était risqué. Le comte portait une robe de chambre rouge, qui lui arrivait quasiment aux pieds. Il allait et venait, nerveux et circonspect ; il se dirigeait vers la fenêtre, regardait dehors dans la nuit noire, puis jetait un coup d’œil à sa montre et soupirait avec inquiétude.
Sur une petite table, bien enveloppé dans de la toile et attaché avec des cordes très solides, se trouvait un gros paquet que Vittorio effleurait légèrement, de temps à autre, presque avec terreur, comme s’il voulait s’assurer qu’il était bien là, qu’il n’avait pas bougé.
Les minutes passaient, puis les quarts d’heure ; Ludovica avait des fourmillements, pourtant, elle ne se résignait pas à quitter les lieux.
Tout à coup, on entend frapper à la fenêtre. Vittorio se précipite pour ouvrir et trébuche sur sa robe de chambre.
Il ouvrit grand les fenêtres et en même temps que le vent froid, un homme s’introduisit dans la pièce, drapé dans un manteau noir à capuche. Ils s’étreignirent et se mirent à chuchoter de façon rapide et nerveuse. Ludovica réussit à saisir des mots comme « tyrans », « paysans », et d’après le ton fiévreux de leur discours, il semblait que des événements extraordinaires étaient sur le point de survenir. Vittorio remit le paquet à son ami avec une infinie prudence, en insistant bien (gare ! il suffirait d’une secousse…) puis il tira de sa poche une lourde bourse (des pièces de monnaie, assurément) et la lui remit. Ils se saluèrent en hâte. L’homme à la capuche ressortit par la même fenêtre, aussi agile qu’un lézard et disparut dans l’obscurité. Vittorio resta debout près de la vitre, pour suivre du regard cette personne qui fuyait. Il se frotta le visage avec les mains, toussa et resta là un instant, histoire de dissiper la peur. Mais les choses tournaient mal. Peut-être l’homme était-il passé trop près des chiens, cette fois ? peut-être avait-il marché sous le vent ? Il s’était fait repérer. Ils avaient d’une façon ou d’une autre flairé sa présence. Il y eut très vite un vacarme effroyable. Tout le chenil s’était réveillé.
Agitation feutrée, portes qui s’ouvraient et se refermaient, bruits de pas précipités et lourds sous le porche et le long des couloirs, ils étaient en alerte, ils cherchaient tous le voleur.
Vittorio était pétrifié de terreur. Il pouvait fermer à clé et fuir à l’étage. Mais n’étaient-ils pas capables de forcer la porte en pleine battue, surtout si les chiens rôdaient par là ? Il n’avait plus le temps de mettre en sécurité les alambics, les mixtures et les grenades. Il valait mieux ne pas bouger.
La comtesse suivait avec horreur toute ce remue-ménage. Où fuir ? Comment se travestir ?
Elle s’éloigna de la porte juste à temps : son beau-frère passa la tête. Il jeta un coup d’œil à gauche et à droite puis s’enferma à double tour. Ludovica, tapie contre le mur, entendait les pas se rapprocher. Elle aperçut une niche derrière le grand escalier, un abri caché des regards dont il fallait se contenter – c’était sans aucun doute le plus proche. D’un bond, elle parvint à sa cachette. Deux gardiens passèrent tout près d’elle, munis de lampes ; ils cherchaient partout, éclairaient tous les recoins. Ludovica resta immobile dans l’ombre, et ils passèrent leur chemin. Ils frappèrent à la porte du bureau de Vittorio.
– Qui est-ce ?
– Gaspare et Adelmo, Monsieur le comte.
– Que me voulez-vous à cette heure-ci ?
– Nous avons entendu du bruit et les chiens aboient comme s’ils avaient vu le diable.
– Laissez-les aboyer, c’est leur travail.
– Quelqu’un est peut-être entré par le jardin.
– Il n’y a que moi ici et je suis en train de travailler. Laissez-moi tranquille. Partez.
Sa voix tremblait de colère. Les deux hommes, qui le savaient un peu étrange, s’excusèrent et tournèrent les talons. Mais mieux vaut jeter encore un coup d’œil, peut-être derrière Lampo qui arrive tenu en laisse par Michele.
Ludovica faillit s’évanouir.
Elle lève les yeux au ciel. L’étage supérieur est silencieux, elle se dit : « Si seulement je pouvais arriver là-haut sans bruit, je disparaîtrais dans l’obscurité, en attendant la fin de la battue ». Qui sait pourquoi, cette idée lui semble tout à fait raisonnable. Elle se hisse sur un coffre, saisit le bord de la balustrade et d’un coup de reins sec, elle se retrouve à mi-hauteur du grand escalier, et contourne la partie éclairée. Ils ne l’ont pas vue. Elle monte aussi rapidement que possible les dernières marches sans faire de bruit. Elle a la gorge nouée par le froid et la peur, le pas incertain. Elle refait son parcours à reculons. Cette fois-ci, le Cardinal ne reçoit pas ; tout est tranquille, les minutes passent. En bas, les trois gardiens s’apprêtent à retourner se coucher. Mais avant, mieux vaut également jeter un coup d’œil à l’étage.
Cette fois-ci, Ludovica était vraiment perdue. Le couloir n’offrait aucun refuge, à part les rares statues, que les gardiens éclairaient avec le plus grand soin : un dernier contrôle, puis on arrête.
Elle regarda autour d’elle. La seule porte entrouverte où elle pouvait s’introduire était celle de sa chambre.
Son hésitation ne dura qu’un court instant : avant même de réfléchir à ce qui l’attendait, elle se faufila dans la chambre et referma la porte derrière elle.
La première chose qui frappa ses sens fut ce parfum mélangé, ces trois arômes qui s’étaient alors fondus les uns dans les autres. Epuisé par le voyage, ou peut-être étourdi par l’atmosphère de cette nuit étrange, le comte, son mari, continuait à dormir. Ludovica se demanda quelle heure il pouvait bien être. Assurément, l’aube était encore lointaine. La maison était de nouveau plongée dans un silence profond, et même les bruits de la tempête arrivaient de façon plus atténuée, comme s’ils ne pouvaient plus traverser les murs de cette pièce tranquille. On entendait seulement la respiration du dormeur, lente et légère. Elle se rapprocha du lit. La tête blonde, posée sur l’oreiller, scintillait dans l’obscurité. Une chaleur diffuse entourait ce corps abandonné. Quelque chose en elle se mit à défaillir. Tout son corps tremblait, son cœur battait la chamade. Ce n’était pas seulement le froid ou la peur, c’était un instinct nouveau qui lui venait. Elle tenta de dominer son émotion et de ne plus regarder Goffredo de cette façon. Mais que lui arrivait-il encore ?
Elle eut envie de le toucher, de se faufiler près de lui dans les draps et de le serrer très fort contre sa poitrine, de toute la force de ses nouveaux bras.
Chose étrange, à bien y réfléchir. Jamais, au cours des trois années passées avec cet homme, elle n’avait connu le désir, la passion qui l’agitait maintenant. Et que pouvait-elle bien faire, arrangée de la sorte ? Se rapprocher un peu plus et s’asseoir sur le lit, peut-être, tout doucement. De toutes façons, il ne se réveille pas. Au moins essayer d’introduire une main sous sa poitrine, pour se réchauffer un peu, et sentir sa peau à travers sa chemise délicate. Ce contact éteignit sa dernière lueur de raison. Maintenant c’était son corps qui commandait et la dirigeait à sa perte. Elle souleva les couvertures d’un geste brusque ; puis elle commença à relever tout doucement la chemise de nuit de son mari. Elle l’embrassa sur la nuque, longuement.
Goffredo se réveilla. Il se retourna sur le dos et vit au-dessus de lui ce visage brun étincelant de joie. Convaincu sans doute d’être encore en plein rêve, il ne fut pas surpris et lui tendit ses bras, comme s’il s’agissait d’une personne longuement attendue. Il remua à peine les lèvres pour parler, mais seul un soupir de plaisir en sortit. Puis il referma les yeux, baissa la tête et se laissa aller sous les mains de Ludovica.
Le lendemain matin, l’atmosphère était claire et lumineuse. Il ne restait plus aucune trace de la tempête de la veille. Le soleil hivernal brillait sur la campagne gelée et sur les arbres blancs, entièrement recouverts de givre. C’était un dimanche particulièrement tranquille ; les cloches du village voisin sonnaient l’appel à la messe et quiconque n’était pas parti à la guerre mettait alors le nez dehors et se réconciliait paresseusement avec le paysage, le ciel et la nature.
Ludovica se réveilla dans son lit. Encore un peu étourdie et rêveuse, elle s’étira entre les draps et sentit sous ses doigts la chemise de nuit à moitié déchirée et son sein doux et menu. Elle se regarda avec stupeur. Son corps blanc, mince et fatigué de toujours, était revenu. La chambre tout entière était encore immergée dans le parfum déversé la nuit précédente et, par terre, les bouts de verre luisaient encore. En faisant attention où elle mettait les pieds, elle alla ouvrir la fenêtre et respira profondément, en essayant de s’éclaircir un peu la tête. La lumière froide réveilla Goffredo. Ils se regardèrent sans comprendre, sans oser poser aucune question. Leurs yeux, d’après Ludovica, se sourirent pendant un instant. Ils ne dirent rien.
Au petit déjeuner, Virginia raconta que durant la nuit les gardiens avaient cru entendre une présence étrangère dans la maison, et que les chiens avaient fait un véritable raffut. « Curieux, ajouta-t-elle, que ces sales bêtes endiablées n’aient réveillé aucun d’entre vous. » Ludovica et Vittorio baissèrent les yeux, rouges comme des pivoines.
Goffredo repartit le matin même. Sa femme le regarda s’éloigner, le cœur serré de douleur. Quelque temps après, arriva la nouvelle qu’il était tombé lors de la dernière bataille sous la forteresse de Gaeta.
C’est ainsi que s’acheva l’histoire de la famille Landriani, qui, faute d’héritiers, déclina à l’aube du vingtième siècle. C’est Vittorio, évidemment, qui vécut le plus longtemps. Toutes les graines semées lors de cette fameuse nuit pleine de mystère, se desséchèrent peu après : un miracle, au fond, c’est comme une plaisanterie, si on le compare au pouvoir de la norme.
Vittorio et les siens s’activèrent encore un peu, mais peut-être étaient-ils peu nombreux, ou peut-être ne connaissaient-ils pas suffisamment les masses ? peut-être n’était-ce pas le bon moment ? Toujours est-il qu’ils n’obtinrent pas grand chose. On fit sauter deux voitures, une statue du Souverain à cheval, quelques stalles d’église et les cuisines de la caserne Carlo Alberto à Asti. Pour ne pas encourager l’anarchie, les journaux passèrent ces actes sous silence. Les gens en parlèrent ici et là dans la région et quelques notables, dans le doute, firent armer leurs domestiques et les entraînèrent à tirer au fusil. Progressivement, les explosions se firent plus rares, elles prirent un rythme lent, régulier et perdirent l’impact des premiers jours ; à la fin, on eut la conviction qu’elles étaient liées à des phénomènes naturels. Et de fait, on n’en trouve aucune trace dans les livres scolaires.
De son côté, la pauvre comtesse demeura ébahie, étourdie par le souvenir de la chair, par la chaleur du corps de son mari dont elle n’arrivait pas à se délier. Elle errait, légère et absente, à travers les chambres endeuillées du palais et on la vit plus d’une fois se promener la nuit tel un fantôme dans la maison et dans le parc, enveloppée d’un simple châle.
Avec le temps, cependant, l’agitation des sens commença à décroître. Peu à peu, au décours monotone des mois, elle se fit moins tenace, elle se mêla aux voix et à ce qui faisait sa vie de châtelaine tranquille. La comtesse recommença à fréquenter les gens, à rencontrer tous ceux qui lui offraient des paroles de réconfort ; elle reprit ses visites aux châteaux voisins et participa aux conversations des dames.
Et quand elle eut l’occasion de repenser à cette fameuse nuit, avec l’esprit plus clair, elle ne parvint plus à donner forme à son histoire, si bien que cette aventure ne lui sembla bientôt plus qu’une illusion, un simple caprice de l’imagination. Celle-ci s’estompa progressivement de sa mémoire et se fit vague, abstraite, floue. Jusqu’à ce qu’elle finisse par s’évanouir complètement.
Elle sera également l’une des invitées des Ves Rencontres Internationales de l’Ordinaire (RIO) [Cinémas, Littératures et Sciences Humaines] du 25 au 28 novembre 2004 à Bordeaux qui auront pour thème cette année : Identités ? [sexe, genre et territoire].
Renseignements au 00 33 (0)5 57 35 19 24 ou www.passant ordinaire.com/rio/
programme2004.asp.
Renseignements au 00 33 (0)5 57 35 19 24 ou www.passant ordinaire.com/rio/
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