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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.

Edito du Passant n°38 - Transmettre

[janvier 2002 - février 2002]

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Transmettre. Depuis quelques années, devoir de mémoire et commémoration emplissent bouches et oreilles. Depuis quelques mois, leur vacarme est assourdissant : minutes de silence, remémorations mensuelles de traumatismes récents (onze septembre, explosion de Toulouse)... Sans doute risque-t-on gros à effacer de notre mémoire certains événements, mais suffit-il de sceller une plaque sur un pont pour exonérer l’Etat français de sa responsabilité pendant la guerre d’Algérie ? Suffit-il d’allouer à l’immigration un musée pour que disparaissent les multiples problèmes, toujours actuels, de l’accueil des étrangers ? Ne nous laissons pas éblouir par ces confortables évidences qui toujours attirent nos yeux vers l’arrière si nous ne voulons pas nous satisfaire d’un présent qui ne peut satisfaire. Comment, en effet, ne pas rapprocher le fait que toujours plus le présent est envahi par la commémoration et le devoir de mémoire, et le fait que l’avenir semble bouché, que l’histoire se dise au passé bien plutôt qu’au futur ? Au Passant, on continue obstinément à croire qu’un autre rapport au passé est possible où celui-ci ne transmet plus seulement des leçons à tirer ou des erreurs à payer par le silence et la crainte, qu’un autre rapport au présent est possible où celui-ci n’impose plus seulement le fardeau de sa nécessité mais aussi l’exigence de sa transformation et l’ouverture du possible. L’avenir du passé en lieu et place du passé révolu ; la percée utopique en lieu et place du présent déjà passé : pour que les sociétés aient autre chose à transmettre que le désespoir (on verra ses images décryptées par Xavier Daverat). La question de la transmission est politique parce qu’il en va bel et bien en politique du rapport des générations et de la mémoire. Cette dernière ne semble plus aujourd’hui recevoir qu’une valeur de conservation, mais il n’en fut pas toujours ainsi. Longtemps, les mouvements d’émancipation se nourrirent de la mémoire vivante d’une suite de secousses révolutionnaires. Nos parents célébrèrent, parce qu’ils l’entretenaient encore, la tradition de 1789 et de 1793, puis celles de 1848 et de 1871, au siècle dernier s’ajoutèrent 1917 et 1936. Le fil semble rompu depuis que ces différentes dates, auxquelles il faudrait ajouter 1968, ne fournissent plus matière qu’à commémoration (y survivent parfois les étranges alliances vues par Bernard Daguerre) ou autocélébration (pour la dernière). On verra ce que Francis Jeanson et Daniel Bensaïd ont à nous en dire, on verra ce qu’une vie comme celle de Luis Alberto Quesada donne à en penser (Jean-François Meekel). Au fur et à mesure que l’histoire dissipe son apparence d’unité et de sens, qu’elle égrène des temps multiples et désajustés, la transmission des valeurs, de la pensée et de la mémoire, toujours plus confine à l’énigme. Aussi les hommes d’aujourd’hui se partagent-ils intérieurement en différentes identités, qu’ils « soient » Gitans (Bruno Lavardez) ou européens biens intégrés (Cédric Jaburek). L’intégrité personnelle, plus que jamais, devient un problème fondamental qui définit, on le verra, jusqu’à l’idée de justice sociale (Axel Honneth). Les hommes ressemblent plus à leurs temps qu’à leurs pères ; ce constat fait par Guy Debord dans ses Commentaires sur la société du spectacle s’impose non parce que nous vivons dans un pur présent, mais parce que nous habitons un temps défiguré, stupéfait, où les visages troubles des pères finissent par se confondre avec les visages incertains des fils. Dans leurs péroraisons sur la soi-disant « perte de sens », les faiseurs d’opinion en appellent aux familles pour qu’elles transmettent de vraies valeurs ! Comme si, purement transparents, nous pouvions être au clair avec nous-mêmes au point de savoir ce qui mérite d’être transmis (Patrick Baudry), comme si, bons propriétaires, nous possédions en nous des marchandises d’humanité à céder à qui le veut (Sergio Guagliardi), comme si, maîtres prodigues, nous pouvions identifier l’humanité et la liberté à ce que nous possédons plutôt qu’à ce qui nous fait défaut (Bertrand Ogilvie), comme si la transmission de ce qui importe le plus relevait des grandes proclamations et des déclarations de principe (si l’on en croit Jean-Marie Matisson, ce n’est pas même le cas de l’expérience de la Shoah…). Si la transmission est en panne, sous l’effet d’une mutation du symbolisme collectif (Jean-Pierre Lebrun), de la marchandisation du savoir (Michel Ducom) et de l’enseignement (Jambonneau), il n’est d’autre solution qu’une réinvention de ses formes (Lucie Peytermann et America Lopez). D’une réinvention vigilante car tout est nécessairement trouble et flou dans la transmission, parfois sombre : les expériences collectives nous en fournissent une image grossie jusqu’au monstrueux, puisque l’aveuglement sur soi-même peut conduire jusqu’à la transmission du crime comme dans l’ex-Yougoslavie (Véronique Nahoum-Grappe). D’aveuglement collectif, il sera question dans ce numéro du Passant Ordinaire sous d’autres formes encore : celle d’une gauche qui se veut transformatrice en faisant de l’écologie sa seule politique (Jean-Marie Harribey), celle de technocrates croyant pouvoir changer la monnaie comme les banquiers convertissent les devises (Bernard Traimond), celles de l’aménagement du territoire (Michel Cahen) et du néo-management appliqué aux services publics (Ken Loach), celles des croisades démocratiques (Emmanuel Renault), de la politique israélienne et d’une France soudée autour de ses Gendarmes (Hervé Le Corre). Bienvenue dans le XXIe siècle ! Il ne reste plus qu’à inventer le rapport au passé, au présent et à ses métamorphoses futures, c’est-à-dire la critique et la politique, qui lui conviennent.

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