Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
par Frédéric Neyrat
Imprimer l'articleNormalisation des universités, caporalisation des universitaires…
Ou quand Ferry poursuit dans la réaction post-soixante-huitardeAvant de dire « le sens du beau » (1998) ou de se pencher sur ce qu’est « une vie réussie » (2002), Luc Ferry fit, toujours dans l’essai à prétention philosophique, dans une veine plus venimeuse : il fallait en finir avec la « pensée soixante huit » (1985) ; un combat intellectuel qui transcenda l’opposition droite-gauche et explique les louanges récentes de Claude Allègre à son successeur : « Luc Ferry est un intellectuel de qualité. Dans une première partie de sa vie, il a eu le courage de s’attaquer à la clique soixante-huitarde, aux grands maîtres de la pensée française : Bourdieu, Serres, Foucault » (Le Journal du Dimanche, 20 avril 2003. On notera au passage que le volcanique ex-ministre a lu en diagonale « le petit livre » de Ferry qui ne s’en prend pas à Serres mais à Lacan et Deleuze, au-delà des deux noms sus-cités)
D’une certaine manière donc, Luc Ferry poursuit son combat, non plus par la plume mais à l’aide du parapheur ministériel : c’est tout un lot de réformes qu’il tente de faire passer en force, puisque de façon express. Annoncé à la fin du mois de mars devant les présidents d’université réunis au Futuroscope, l’avant-projet de loi a été diffusé de façon restreinte fin avril et doit passer en Conseil des ministres dès le mois de juin. Le « petit » prince machiavélien joue sur le calendrier : au-delà du délai très court pour cette simili-concertation, il sait aussi les universitaires (étudiants comme personnels) totalement mobilisés, en cette saison, par les examens.
C’est au nom du renforcement de l’autonomie qu’il justifie cette remise en cause de la loi de 1984 qui régit l’enseignement supérieur. Mais les différentes dispositions présentées, tout au contraire, mettront sous tutelle les universités. Quoi de plus symbolique, sous ce rapport, que ce Conseil d’Orientation Stratégique, chapeautant les différents conseils élus de l’Université, dont les membres sont pour les 3/4 nommés par des « autorités » extra-universitaires (le recteur, le Conseil économique et social régional, les grandes institutions scientifiques régionales) ? Dans une première version du texte, on prévoyait même que ce Conseil donnerait son avis motivé sur les candidatures à la Présidence de l’Université : l’inconscient de l’agrégé de science politique Luc Ferry le trahit, son modèle politique, c’est celui des « candidatures officielles » du Second Empire. Dans le même esprit, il sera désormais possible, si la loi est votée, de faire présider l’Université par un enseignant-chercheur extérieur à la communauté universitaire, et pas forcément d’ailleurs un enseignant-chercheur permanent (ce qui ouvre la voie aux « professionnels » engagés par les établissements à titre temporaire). Le renforcement de l’autonomie prévu, c’est aussi celui du marché appelé à tenir à l’avenir une place croissante dans les mécanismes de financement de l’Université. Les activités de recherche (sur contrat) et de formation continue basculeront dans le champ de la marchandise, soumises qu’elles seront aux règles fiscales et comptables des entreprises privées dans le cadre des SAIC (services d’activités industrielles et commerciales), institués par les textes. L’autonomie de l’Université sur le plan comptable est aussi assurée par le futur budget global : toutes les dépenses deviennent fongibles, le personnel et les fluides pourront être mis en équivalence. On voit bien à quoi mène l’application de ces règles : les plus petites des Universités (celles de moins de 15 000 étudiants, dans la ligne de mire du ministre) n’auront d’autre choix que de mettre en commun leurs moyens dans un établissement de coopération universitaire et d’envisager à brève échéance la fusion (article 2 du projet de loi).
Mais les réformes ne s’arrêtent pas à la normalisation des établissements universitaires : l’application du toxique LMD (cf. Le Passant Ordinaire n°431) produira ses effets. Les petites universités n’obtiendront pas les M (Master) et les D (Doctorat) du LMD qu’elles escomptaient et seront donc réduites au statut de collèges universitaires, sur le mode anglo-saxon, bénéficiant d’une certaine autonomie (comme celle dont dispose actuellement une UFR ou une Faculté) dans les ECPU, les établissements de coopération universitaire créés par la réforme. Point d’orgue de cette normalisation, la caporalisation des enseignants et enseignants-chercheurs que prévoit un texte, lui aussi annoncé fin mars, dont le contenu n’est pas encore publié, dont on sait cependant qu’il s’inspirera des conclusions du rapport Espéret et qui devrait donc être décrété au mois de juin. Actuellement, et c’est une garantie de leur indépendance intellectuelle, les enseignants du supérieur ont des obligations de services définies nationalement, en termes d’heures d’enseignement à assurer devant les étudiants : 192 heures annuelles pour un enseignant-chercheur. Le volume paraîtra peut-être réduit à ceux qui n’ont pas pratiqué ; en réalité les charges sont lourdes : préparation, actualisation, correction et autres tâches périphériques, couplées aux activités de recherche, amènent facilement au moins aux mêmes charges horaires que celles des autres salariés. Soupçonnerait-on l’avocat de ne travailler que le temps de sa plaidoirie, le comédien, que le temps de ses tirades ? Il reste que le ministre, ancien enseignant de science politique puis de philosophie, veut alourdir encore la charge de ses anciens collègues et table sur l’impossibilité de ceux-ci à se mobiliser sur des revendications apparemment corporatistes. La mobilisation sera d’autant plus difficile, une fois les décrets pris, que le dispositif qu’ils instituent individualisera un peu plus encore les enseignants des universités. Ceux-ci seront en effet appelés à signer, avec leur président (qui pourra être étranger à la communauté universitaire), un contrat qui fixera, sur la base de 1 600 heures annuelles, la répartition entre tâches d’enseignement et « annexes » (800 heures) et activités de recherche (800 heures également). En d’autres termes, le président, dans ce contrat léonin, aura tout pouvoir de moduler enseignement et recherche, en alourdissant vraisemblablement la charge des enseignements pour résorber le déficit actuel, ô combien criant, de postes budgétaires. Pour faire accepter la réforme aux universitaires, on fait comme si les 192 heures d’enseignement se convertissaient immédiatement en 800 heures de service d’enseignement espérétien, selon le coefficient multiplicateur 4, censé tenir compte notamment de la préparation. Mais il suffira qu’un président, par souci d’économie budgétaire, n’accorde plus ce même coefficient, en enjoignant « son » enseignant à faire dans la répétition et la non-réactualisation pour augmenter le temps d’enseignement, face aux étudiants, des enseignants-chercheurs. On voit bien qui seront les plus menacés : la majorité des enseignants et enseignants – chercheurs, exerçant dans ces nouveaux collèges universitaires que seront les actuelles petites universités, à qui l’on déniera la recherche, en particulier lorsqu’elle s’inscrit dans le champ des lettres et sciences humaines, considérée comme non productive parce que non liée aux intérêts entrepreneuriaux. On exigera de ces enseignants, de moins en moins chercheurs, d’assurer davantage de cours, et paradoxalement de ne plus se définir comme des enseignants mais comme des « médiateurs d’apprentissage », pour reprendre la qualification de la commission européenne2, appelés parallèlement aussi à certifier, à valider les apprentissages réalisés à l’extérieur de l’université, dans le cadre de l’éducation informelle, bien entendu marchande. On le voit, la réforme vise bien à caporaliser les esprits, en réduisant les enseignants-chercheurs à la fonction de bureaucrates certificateurs.
Luc Ferry a choisi son moment pour faire passer cette réforme réactionnaire qui vise à normaliser un peu plus les universités. Mais le contre-penseur de 1968 aurait dû se souvenir des effets cathartiques des mois de mai. La mobilisation se développe dans les universités et le petit soldat Ferry est en train de devenir le mauvais élève d’un gouvernement qui se serait bien dispensé d’ouvrir un nouveau front, après celui des retraites.
P.S. La réforme sur l’autonomie des Universités est repoussée à l’automne, annonce parue in Le Monde du 31 mai 2003. Fatal mois de mai !
D’une certaine manière donc, Luc Ferry poursuit son combat, non plus par la plume mais à l’aide du parapheur ministériel : c’est tout un lot de réformes qu’il tente de faire passer en force, puisque de façon express. Annoncé à la fin du mois de mars devant les présidents d’université réunis au Futuroscope, l’avant-projet de loi a été diffusé de façon restreinte fin avril et doit passer en Conseil des ministres dès le mois de juin. Le « petit » prince machiavélien joue sur le calendrier : au-delà du délai très court pour cette simili-concertation, il sait aussi les universitaires (étudiants comme personnels) totalement mobilisés, en cette saison, par les examens.
C’est au nom du renforcement de l’autonomie qu’il justifie cette remise en cause de la loi de 1984 qui régit l’enseignement supérieur. Mais les différentes dispositions présentées, tout au contraire, mettront sous tutelle les universités. Quoi de plus symbolique, sous ce rapport, que ce Conseil d’Orientation Stratégique, chapeautant les différents conseils élus de l’Université, dont les membres sont pour les 3/4 nommés par des « autorités » extra-universitaires (le recteur, le Conseil économique et social régional, les grandes institutions scientifiques régionales) ? Dans une première version du texte, on prévoyait même que ce Conseil donnerait son avis motivé sur les candidatures à la Présidence de l’Université : l’inconscient de l’agrégé de science politique Luc Ferry le trahit, son modèle politique, c’est celui des « candidatures officielles » du Second Empire. Dans le même esprit, il sera désormais possible, si la loi est votée, de faire présider l’Université par un enseignant-chercheur extérieur à la communauté universitaire, et pas forcément d’ailleurs un enseignant-chercheur permanent (ce qui ouvre la voie aux « professionnels » engagés par les établissements à titre temporaire). Le renforcement de l’autonomie prévu, c’est aussi celui du marché appelé à tenir à l’avenir une place croissante dans les mécanismes de financement de l’Université. Les activités de recherche (sur contrat) et de formation continue basculeront dans le champ de la marchandise, soumises qu’elles seront aux règles fiscales et comptables des entreprises privées dans le cadre des SAIC (services d’activités industrielles et commerciales), institués par les textes. L’autonomie de l’Université sur le plan comptable est aussi assurée par le futur budget global : toutes les dépenses deviennent fongibles, le personnel et les fluides pourront être mis en équivalence. On voit bien à quoi mène l’application de ces règles : les plus petites des Universités (celles de moins de 15 000 étudiants, dans la ligne de mire du ministre) n’auront d’autre choix que de mettre en commun leurs moyens dans un établissement de coopération universitaire et d’envisager à brève échéance la fusion (article 2 du projet de loi).
Mais les réformes ne s’arrêtent pas à la normalisation des établissements universitaires : l’application du toxique LMD (cf. Le Passant Ordinaire n°431) produira ses effets. Les petites universités n’obtiendront pas les M (Master) et les D (Doctorat) du LMD qu’elles escomptaient et seront donc réduites au statut de collèges universitaires, sur le mode anglo-saxon, bénéficiant d’une certaine autonomie (comme celle dont dispose actuellement une UFR ou une Faculté) dans les ECPU, les établissements de coopération universitaire créés par la réforme. Point d’orgue de cette normalisation, la caporalisation des enseignants et enseignants-chercheurs que prévoit un texte, lui aussi annoncé fin mars, dont le contenu n’est pas encore publié, dont on sait cependant qu’il s’inspirera des conclusions du rapport Espéret et qui devrait donc être décrété au mois de juin. Actuellement, et c’est une garantie de leur indépendance intellectuelle, les enseignants du supérieur ont des obligations de services définies nationalement, en termes d’heures d’enseignement à assurer devant les étudiants : 192 heures annuelles pour un enseignant-chercheur. Le volume paraîtra peut-être réduit à ceux qui n’ont pas pratiqué ; en réalité les charges sont lourdes : préparation, actualisation, correction et autres tâches périphériques, couplées aux activités de recherche, amènent facilement au moins aux mêmes charges horaires que celles des autres salariés. Soupçonnerait-on l’avocat de ne travailler que le temps de sa plaidoirie, le comédien, que le temps de ses tirades ? Il reste que le ministre, ancien enseignant de science politique puis de philosophie, veut alourdir encore la charge de ses anciens collègues et table sur l’impossibilité de ceux-ci à se mobiliser sur des revendications apparemment corporatistes. La mobilisation sera d’autant plus difficile, une fois les décrets pris, que le dispositif qu’ils instituent individualisera un peu plus encore les enseignants des universités. Ceux-ci seront en effet appelés à signer, avec leur président (qui pourra être étranger à la communauté universitaire), un contrat qui fixera, sur la base de 1 600 heures annuelles, la répartition entre tâches d’enseignement et « annexes » (800 heures) et activités de recherche (800 heures également). En d’autres termes, le président, dans ce contrat léonin, aura tout pouvoir de moduler enseignement et recherche, en alourdissant vraisemblablement la charge des enseignements pour résorber le déficit actuel, ô combien criant, de postes budgétaires. Pour faire accepter la réforme aux universitaires, on fait comme si les 192 heures d’enseignement se convertissaient immédiatement en 800 heures de service d’enseignement espérétien, selon le coefficient multiplicateur 4, censé tenir compte notamment de la préparation. Mais il suffira qu’un président, par souci d’économie budgétaire, n’accorde plus ce même coefficient, en enjoignant « son » enseignant à faire dans la répétition et la non-réactualisation pour augmenter le temps d’enseignement, face aux étudiants, des enseignants-chercheurs. On voit bien qui seront les plus menacés : la majorité des enseignants et enseignants – chercheurs, exerçant dans ces nouveaux collèges universitaires que seront les actuelles petites universités, à qui l’on déniera la recherche, en particulier lorsqu’elle s’inscrit dans le champ des lettres et sciences humaines, considérée comme non productive parce que non liée aux intérêts entrepreneuriaux. On exigera de ces enseignants, de moins en moins chercheurs, d’assurer davantage de cours, et paradoxalement de ne plus se définir comme des enseignants mais comme des « médiateurs d’apprentissage », pour reprendre la qualification de la commission européenne2, appelés parallèlement aussi à certifier, à valider les apprentissages réalisés à l’extérieur de l’université, dans le cadre de l’éducation informelle, bien entendu marchande. On le voit, la réforme vise bien à caporaliser les esprits, en réduisant les enseignants-chercheurs à la fonction de bureaucrates certificateurs.
Luc Ferry a choisi son moment pour faire passer cette réforme réactionnaire qui vise à normaliser un peu plus les universités. Mais le contre-penseur de 1968 aurait dû se souvenir des effets cathartiques des mois de mai. La mobilisation se développe dans les universités et le petit soldat Ferry est en train de devenir le mauvais élève d’un gouvernement qui se serait bien dispensé d’ouvrir un nouveau front, après celui des retraites.
P.S. La réforme sur l’autonomie des Universités est repoussée à l’automne, annonce parue in Le Monde du 31 mai 2003. Fatal mois de mai !
(1) Retrouvez cet article sur le site
(2) Commission des communautés européennes, Réaliser un espace européen de l’éducation et de la formation tout au long de la vie (novembre 2001).
(2) Commission des communautés européennes, Réaliser un espace européen de l’éducation et de la formation tout au long de la vie (novembre 2001).